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LE TOUR DE FRANCE D’UN PETIT PARISIEN

Elle était parvenue, sauf l’arrière-garde, à traverser le fleuve sur une sur face solide, bien que la couche de glace n’eût que tout juste assez de consistance, surtout pour les blessés, au pas alourdi, et les chevaux, — on ramenait les chevaux et on réussit à les sauver. Lorsque le tour vint des hommes de l’arrière-garde, la glace brisée n’offrait plus que des glaçons flottants, et il fallut sauter de l’un à l’autre…

On revint de la sorte, sans autre accident, en se cachant sous bois par Goviller, Vandéléville, Vicherey, Houécourt jusqu’à Bulgnéville où la troupe du commandant Bernard touchait à la forêt de Boëne. Partout, sur leur chemin, les francs-tireurs étaient fêtés. En leur honneur on déboucha plus d’une bouteille de ces vins de Mirecourt et de Rabeuville, près de Neufchâteau, qui sont assez recherchés. On les tirait de leur cachette, et à chaque bouteille vidée, c’était à qui s’empresserait de dire : — Encore une que les Prussiens ne boiront pas ! Les libations, les toasts trop fréquents, valurent à la petite troupe d’égrener quelques traînards sur sa route. L’ex-zouave et compagnon du Devoir, Bordelais la Rose, s’était attardé plus qu’aucun autre de ses camarades.

Quant à Jacob Risler, il n’eut pas même la pensée, lorsque la colonne se trouva à la hauteur de Vannes, de demander la permission d’aller embrasser son fils, tant il demeurait péniblement affecté par la mort infamante de son cousin Louis !

Lorsque le petit Jean se vit si éloigné de Vannes, il se rappela les reproches de la tante Jacqueline et la promesse qu’il avait faite de ne plus recommencer, et il n’osa pas retourner au village…

Le voilà donc, arpentant les routes par un froid de dix-huit à vingt degrés. Il dépassa Colombey et atteignit les bois. Mais il était exténué, mourant de froid, mourant de faim. Il s’assit au pied d’un arbre, dans la neige, et se mit à pleurer. Puis le froid le gagna et il s’endormait d’un sommeil, mortel peut-être, lorsqu’il se sentit secoué.

En ouvrant les yeux, il vit devant lui un soldat. C’était Bordelais la Rose, très échauffé, le dos chargé de l’énorme sac que l’on sait, — avec tous les accessoires qui battaient une marche.

— Que fais-tu là, moutard, par ce froid ? dit-il à l’enfant.

— Je… J’attends mon papa, balbutia Jean, dont les dents claquaient.

— Il faut se remuer.

— J’ai trop faim.