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JOURNAL

dépendant. Je n’ai même pas d’amour, je n’ai que de l’ennui.

On m’a donné une chambre à coucher verte et un salon bleu. Est-ce assez étrange, quand on pense à mes pérégrinations depuis cet hiver ! Et depuis que je suis en Russie, combien de fois ai-je changé de guide, de logement, de pays !

Je change de logements, de parents, de connaissances, sans le moindre étonnement ou ce sentiment étrange que j’éprouvais avant. Tous ces êtres indifférents ou protecteurs, tous ces instruments de luxe ou d’utilité, se confondent et me laissent calme et froide

Comment faire pour amener mon père à Rome ?

Bigre, bigre, bigre !


Mardi 22-10 août. — Il y a loin de la vie d’ici à la franche hospitalité de mon oncle Étienne et de ma tante Marie, qui m’ont cédé leur chambre et qui me servaient comme des nègres.

Mais aussi c’est bien différent. Là, j’étais en pays ami, chez moi ; ici je viens, bravant les relations établies et foulant sous mes petits pieds des centaines de querelles et des millions de désagréments.

Mon père est un homme sec, froissé et aplati dès son enfance par le terrible général, son père. À peine libre et riche, il s’est lancé et à moitié ruiné.

Tout bouffi d’amour-propre et d’orgueil puéril, il préfère paraître un monstre plutôt que montrer ce qu’il sent, surtout lorsqu’il est ému par quelque chose, et en cela il est comme moi.


Un aveugle verrait combien il est enchanté de m’avoir et il le montre même un peu quand nous sommes seuls.