Page:Braddon - La Femme du docteur, 1870, tome I.djvu/41

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
37
LA FEMME DU DOCTEUR

philosophie d’un Zanoni, ou des sarcasmes mordants d’un Lord Steyne. Peut-être n’exista-t-il jamais entre deux êtres une différence plus sensible que celle qu’il y avait entre Isabel et le pensionnaire de sa mère. Sigismund écrivait des histoires romanesques à la douzaine, mais il était aussi prosaïque que le plus vulgaire marchand de bœufs conduisant des animaux au marché. Il vendait son imagination ; Isabel se nourrissait de la sienne. Pour lui, le roman était une chose qu’on façonnait à la forme la plus propre à satisfaire le goût du public. Il donnait à ses héros la forme demandée sur la place aussi tranquillement que le marchand de beurre donne à sa marchandise la forme d’un cygne nu d’une couronne selon les désirs de ses pratiques. Mais les héros de la pauvre Isabel étaient d’impalpables tyrans qui la gouvernaient à leur gré. Elle désirait que son existence ressemblât à ses livres ; elle aurait voulu être une héroïne, — malheureuse peut-être et mourant à la fleur de l’âge. Elle avait un goût prononcé pour une fin précoce, par une maladie de poitrine, avec les pommettes rouges, et un éclat étrange dans le regard. Chaque fois qu’elle avait un petit rhume, elle s’imaginait que la phthisie venait, et elle commençait à étudier ses poses et à prendre une allure de douce mélancolie avec ses frères, en leur disant à l’oreille, l’un après l’autre, qu’elle n’en avait plus pour longtemps à rester avec eux. Ils ne devinaient généralement pas le sens de ses paroles et lui demandaient si elle allait partir comme gouvernante. Si elle prenait la peine de leur expliquer la triste vérité, ils vulgarisaient aussitôt le côté poétique de la situation en s’écriant : « La bonne histoire ! Qu’est-ce qui a mangé du plum-pudding hier