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LA FEMME DU DOCTEUR

vait que quarante-cinq ans à la mort de M. Gilbert ; mais à quarante-cinq ans il était aussi naïvement sentimental qu’une pensionnaire de dix-sept ans. Il n’avait rien de la rudesse ordinaire des gens du comté d’York. Il était aussi brave et aussi honnête que le glorieux amant de Tilda Price ; mais ses manières étaient aussi douces que celles de la femme la plus douce. C’était, en un mot, un gentleman pur et simple ; sortant des mains de la nature, qui, de temps en temps, s’amuse à créer un gentleman de sa façon, à la grande confusion des théories de race et d’éducation. Si vous aviez conduit Jeffson chez un tailleur du West-End pour l’y faire habiller, vous auriez pu l’envoyer tout droit à la Chambre des Lords, et aucun des membres de cette assemblée n’aurait découvert que l’intrus était un jardinier. Si quelque étonnant revirement de ce jeu qu’on appelle la Fortune avait élevé Jeffson à la pairie, il ne se serait trahi par aucun solécisme ; il n’aurait oublié aucun de ses devoirs. La Fortune n’avait rien fait pour lui, mais il était gentleman de naissance, et aucune puissance humaine ne pouvait le dépouiller de ce droit naturel. La douceur de l’italien se mêlait dans son accent lent et traînard au dialecte du Nord. Il adorait la poésie… la poésie de l’ordre le plus sentimental ; et il priait parfois George de lui lire ou de lui réciter certains passages favoris des recueils qui lui étaient familiers. Toute la splendeur, toute la grâce de l’univers pénétrait aussi profondément dans le cœur de Jeffson que dans l’âme des plus grands poètes qui ont charmé le monde par la magie de leurs vers. Le don suprême de l’expression lui manquait, mais la faculté d’appréciation lui avait été accordée avec libéralité. Quand George et le jardinier causaient