Page:Brossard - Correcteur typographe, 1924.djvu/254

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prétendait apprendre, de cette façon seule, à s’exprimer comme ces écrivains ; tout au contraire, elle est fructueuse si, par l’étude des corrections que portent ces manuscrits, par la comparaison des mots successivement choisis, puis éliminés, la constatation devient évidente de la supériorité de l’ultime expression, et de la limpidité, de la netteté ainsi que de la vigueur qu’en acquiert le texte.

Racine, on le sait, écrivait avec une aisance extraordinaire ; mais, à l’instigation de Boileau, il modifia ses habitudes, et son censeur se vanta plus tard de lui avoir appris à faire difficilement des vers faciles, ce qui signifie « à faire des vers si simples, si clairs que chacun s’imagine capable d’en faire aisément de semblables ».

La Fontaine est un exemple non moins probant du résultat merveilleux auquel peut atteindre un auteur qui sait châtier son style. Notre fabuliste semble écrire en se jouant : cependant, s’il est un auteur dont les manuscrits sont raturés, c’est bien celui-là : ses « brouillons » sont surchargés de corrections, et l’on cite des fables dans lesquelles deux vers seulement seraient restés de la rédaction première.

Fénelon aurait recopié maintes fois son manuscrit de Télémaque.

Sur ce point de la correction, nombre de modernes ne le cèdent en rien aux anciens : « Mes manuscrits et mes épreuves, disait Chateaubriand, sont, par la multitude des corrections, de véritables broderies dont j’ai moi-même beaucoup de peine à retrouver le fil. »

Ainsi en était-il de ceux de Victor Hugo et de Balzac. Ce dernier avait le grave tort — aux yeux des éditeurs, des imprimeurs et des compositeurs, naturellement — de parfaire son manuscrit alors seulement que sa copie était imprimée ; en cet état il semble que Balzac jugeait mieux son œuvre : il l’appréciait impartialement ; il l’estimait sans indulgence ; il en voyait les défauts, les faiblesses. Alors il corrigeait, il fortifiait, il améliorait sans souci de ce qu’il lui en coûtait de temps, de peine et… d’argent. « Ce n’était qu’après avoir corrigé successivement onze ou douze épreuves d’une même feuille qu’il donnait le « bon à tirer » tant attendu par les pauvres typographes tellement fatigués de ces corrections qu’ils ne pouvaient faire chacun qu’une page de suite de Balzac. » Pour qui a pu examiner les épreuves conservées des œuvres du grand romancier, cette appréciation de Mme Laure de Surville, la sœur d’Honoré de Balzac, n’est que trop justifiée : des ratures, des surcharges, des modifications, des additions,