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CAVAIGNAC MINISTRE


discutera, les retournera, ne fuyant aucune objection, en inventant au besoin. Tout le lent et pénible travail de critique et d’émancipation qui s’est fait secrètement, douloureusement, dans son propre esprit, il va le refaire publiquement. La vision de Zola avant le grand procès, il va en montrer, en démontrer la réalité. Plus d’images, plus de métaphores, mais des faits contrôlés, des documents authentiques, des raisonnements exacts, des déductions simples et précises. Il parlera à la pitié, enfin réveillée dans beaucoup de cœurs, mais il s’adressera surtout à ce qui est maintenant pour ce peuple bouleversé le grand besoin, au besoin de certitude.

On a relevé des erreurs dans ces pages lumineuses[1] ; qui n’en eût commis ? L’œuvre même se dresse, elle a brillé dans la tempête comme un phare. Une remarque de Taine (à propos de Macaulay) s’applique parfaitement à Jaurès : « Lorsque les grands orateurs consentent à écrire, ils sont les plus puissants des écrivains. » En effet, « pour convaincre une grande assemblée, il faut s’adresser à tous ses membres ; pour garder l’attention d’hommes distraits et fatigués, il faut leur éviter toute fatigue, il faut qu’ils comprennent trop pour comprendre assez[2] ». Cette habitude de la tribune, cette pratique des assemblées, sont comme des écoles de lucidité. Autre chose encore rend la dialectique de Jaurès très pénétrante : c’est que, né orateur (déjà à l’École normale, on le faisait discourir pour le plaisir de l’entendre) et facilement ivre des mots, des belles phrases amples et mélodieuses, il avait donné à son éloquence naturelle les assises d’une solide éducation philosophique. Le

  1. Ainsi (avant les aveux d’Henry) il croit que Du Paty a participé à la fabrication de la fausse lettre de Panizzardi. (Preuves, 204, 223.)
  2. Taine, Littérature anglaise, V, 173.