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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


d’ailleurs devant le scandale croissant du procès lui-même. Les officiers, furieux contre les experts, enragés contre Picquart, bavardèrent. On connut par eux l’absurde imputation des surcharges à Picquart, les clichés révélateurs de la fraude d’Henry, — après quoi, si tous ces gens d’armes n’avaient pas été fous, il n’y avait qu’à relâcher Picquart avec des excuses. La comédie était si certaine (et la fin tragique qu’on en attendait), cette machination pour déshonorer Picquart était si déshonorante, ce nouveau crime judiciaire si délibérément préparé qu’à ne pas se jeter au travers, fût-ce avec violence, on s’en fût senti complice. Les revisionnistes, dans la presse et les réunions publiques, se montèrent à des colères qu’on n’avait pas encore connues, portés, poussés par tout un peuple qui avait eu son heure de stupeur et de lâcheté, mais qui s’était réveillé. Les anciens amis de Freycinet l’objurguèrent. Ranc, son vieux compagnon, qui toujours eut pour lui tant d’indulgence, fut très dur : « Je préviens simplement Freycinet que, s’il livre le colonel Picquart aux protecteurs d’Esterhazy, aux complices d’Henry et de Du Paty, s’il les laisse lui passer au cou le lacet de Lemercier-Picard et l’assassiner moralement, il sera, lui, le glorieux collaborateur de Gambetta dans la Défense nationale, un homme à jamais déshonoré[1]. »

Le principe de la séparation des pouvoirs condamnait-il le Gouvernement à regarder, silencieux et passif, se perpétrer un tel crime ? Je montrai[2], par l’exposé des

  1. Radical du 14 novembre 1898. Le même jour, Clemenceau : « C’est sur lui-même que le ministre de la Guerre va prononcer. » — De même Guyot, Henry Maret, Cornély.
  2. Siècle du 14 novembre 1898. — Zola m’écrivit : « Vos articles en faveur de Picquart sont d’une logique et d’une éloquence qui me touchent profondément. » (20 novembre.)