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LE DESSAISISSEMENT

On avait transformé la France en une immense loge de concierge ; Clemenceau défia Dupuy et sa Chambre d’en faire « un grand cimetière d’idées ».

Encore une fois, en dehors de l’arène où s’agitaient les passions, ce qui dominait, c’était la peur, et nécessairement elle était contre la justice. Quelques « intellectuels », également soucieux du droit et de l’armée (Boutroux, Janet, Sully-Prudhomme, Anatole Leroy-Beaulieu), avaient cru le moment favorable pour lancer un « appel à l’union »[1]. Parmi eux se trouvait Adolphe Carnot, savant modeste et républicain éprouvé, qui crut pouvoir dire que « son frère (l’ancien Président), s’il vivait encore, se détournerait avec horreur des fanatiques qui cherchaient à faire rétrograder la France de plusieurs siècles »[2]. Aussitôt, ses neveux, le capitaine Carnot, François et Ernest Carnot, le désavouèrent : « Le nom de leur père ne devait pas être exploité dans les polémiques ; nul n’avait qualité pour invoquer l’attitude qu’il aurait eue[3]. » Des hommes jeunes, riches, portant un des noms les plus fameux de la République, en étaient là.

La famille de Guizot fut plus fière ; son gendre, le vieux Conrad de Witt, ses arrière-petits-fils, les Schlumberger, « bannis d’Alsace pour leur option », « refusèrent leur concours à ceux qui traitaient les magistrats de bandits et de coquins »[4].

  1. 24 janvier 1899. — Sully-Prudhomme m’écrivit : « L’auteur du poème la Justice a pour idéal la justice entière, c’est-à-dire administrée de telle sorte que d’une part, le droit particulier de tout Français soit respecté, et que, d’autre part, le droit de la France à n’être pas désorganisée, au moment où la concurrence vitale entre les peuples est plus âpre que jamais, soit également respecté. »
  2. Éclair du 25.
  3. Temps du 28.
  4. Moniteur du Calvados du 18 et Gaulois du 29. — Un autre Schlumberger, le membre de l’Institut, fut un nationaliste exaspéré.