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DÉFENSE RÉPUBLICAINE


rapport de Bard, ni celui de Ballot-Beaupré, ni l’enquête de la Chambre criminelle. Les journaux qui les ont publiés, rien que pour cela, ont été exclus de leurs cercles, et qui a osé les lire est devenu suspect. Croire Dreyfus innocent, accepter l’arrêt des juges « vendus », c’est, plus que jamais, manquer à l’honneur, « le huitième des péchés capitaux[1] ». Alcoolisés par toutes les sottises en vogue, par les lubies et les divagations des bandits de lettres qui exploitent leur crédulité, ils vivent dans le cauchemar fixe de la trahison et de la corruption. Et tout contribue à ajouter à leur folie, les cajoleries des césariens, la faveur des salons où jamais les uniformes ne furent plus choyés, la poussée de colère, dans beaucoup de grandes villes, contre les abus de l’institution militaire, et le mobile professionnel enfin, plus puissant à lui seul que les haines politiques ou religieuses, à savoir que les faveurs, les croix et les promotions sont réservées à ceux qui pensent bien.

Quiconque était informé de cet état des esprits regardait douloureusement vers le nouveau conseil de guerre. Monod me communiqua cette lettre d’un officier : « La loi ne demandant pas plus aux juges militaires qu’aux jurés comment s’est formée leur conviction, Dreyfus sera condamné ; j’ai été juge moi-même ; on se vengera sur lui des injures de la presse contre l’armée. » Waldeck-Rousseau, sur d’autres renseignements, n’était pas moins inquiet[2].

Nombre de républicains, qui continuaient à détester l’Affaire, se seraient résignés à cette victoire contre la

  1. Léon Chaine, Les Catholiques et la Crise, 9.
  2. Il me l’écrivit peu de jours après son entrée au ministère (voir p. 228), et me l’avait dit précédemment, à plusieurs reprises.