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RENNES


monter jusqu’à sa place, au bas de la tribune des avocats. Ses jambes chancelaient sous lui ; la secousse fut trop forte ; tout son sang affluant au cœur, il crut qu’il allait tomber, se roidit encore, d’un effort douloureux, cependant que son visage, l’enveloppe de fer de cette âme d’acier, demeurait immobile, impénétrable, plus fermé qu’un mur. Militairement, dans l’attitude du soldat sous les armes, il salua le conseil, s’assit à l’invitation du président, retira son képi. On eût dit une statue.

Tandis que le greffier Coupois donnait lecture des pièces (les ordres de nomination des juges et de mise en jugement, l’arrêt des Chambres réunies et le vieil acte d’accusation de d’Ormescheville), tous les yeux continuaient à darder sur lui ; et il les sentit, ceux qui se mouillaient comme ceux qui réussissaient à rester hostiles, mais sans en éprouver aucune gêne, regardant à son tour, « la tête très haute, de peur de paraître la baisser », et « trouvant bon de voir des êtres humains[1] ».

Il avait trente-neuf ans, mais semblait sans âge, à la fois vieux et jeune, les cheveux blanchis, « seulement une couronne de cheveux gris », très ras, la courbe du crâne dénudé, un crâne très vaste, « comme pour contenir plus de matière à souffrance[2] », la nuque décharnée, desséchée par le soleil des tropiques, la face rétrécie et contractée, les yeux « vitrifiés[3] », d’un bleu si pâle qu’ils en semblaient blancs, le corps qui

  1. « Une phrase que ce criminel semble avoir prononcée après cette première audience trouve une force singulière pour pénétrer les cœurs par le chemin de la pitié. On lui demandait son impression ; il répondit que « c’était bon de voir des êtres humains ». (Barrès, 140.)
  2. Chevrillon, loc. cit.
  3. Séverine.