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CHAMBRES RÉUNIES


avec le premier journaliste français qu’il rencontra[1], dans un de ces savoureux discours à la façon du neveu de Rameau, où il y a de tout, du calcul et du libertinage d’esprit, du fracas, du frelaté et du vrai, de ce vrai douloureux et profond qui jaillit même de la boue humaine en mouvement, des turlupinades et de la philosophie, et, surtout, du mépris et de la haine : « Vous voulez que je parle ?… Voilà : je suis un martyr[2]… Oh ! pas d’ironie, n’est-ce pas ? Et puis, si vous voulez me faire plaisir, appelez-moi : « Mon commandant. » — Et il disait cela gravement, pendant que l’autre le regardait avec stupeur, très vieilli, « à ne pas se reconnaître lui-même, dans un miroir[3] », la barbe blanche, qu’il avait laissé pousser à l’anglaise, la moustache, restée noire, en croc, les joues creuses, les yeux brûlants de fièvre, les épaules secouées d’une toux sèche, mais toujours invaincu, de ces hommes qu’on ne réussit pas à tuer, jouant sa farce jusqu’au bout et jusqu’aux larmes : « Je vous le répète, je suis le martyr d’une idée que les Français dégénérés d’aujourd’hui ne peuvent même plus comprendre… J’étais employé au contre-espionnage, une mission dont on méconnaît aujourd’hui la grandeur et l’abnégation. Et je suis un soldat, j’ai toujours agi en soldat, en homme qui eût mérité de vivre en des temps moins lâches ; j’aurais eu peut-être la fortune de Napoléon… Or, j’ai été aban-

  1. Serge Basset, dit Paul Ribon, rédacteur au Matin, (Rennes, III, 384.)
  2. Il écrivit dans les mêmes termes à Laguerre : « Ce sont de misérables lâches (les généraux) et je suis un martyr. Mais c’est fini et le condottiere n’a pas une âme de laquais. Ce gouvernement est idiot… Déroulède a fait une ridicule pantalonnade… Drumont vient de faire un article immonde et imbécile. Quelles crapules que tous ces gens-là ! surtout quels crétins ! »
  3. Réforme, de Bruxelles, du 24 février 1899.