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Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1905, Tome 5.djvu/553

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LA GRÂCE

II

L’idée de la grâce de Dreyfus ne me fut pas seulement dictée par la pitié pour l’homme, l’infortuné, que je devinais dans sa cellule, désespéré, doutant de tout, sauf de lui-même, à bout de forces, s’éteignant loin de sa femme et de ses enfants déshonorés.

Je connaissais l’étranger ; pendant toute la nuit qui suivit le verdict, ma pensée se promena de la prison de Rennes aux pays d’outre-Rhin et d’outre-mer, où le cri ne sera pas seulement contre les juges, les faussaires et les faux témoins. Il n’y a pas que la primauté militaire et politique de la France d’autrefois qui ait été insupportable au monde ; elle a été trop orgueilleuse encore de ses croisades et de sa Révolution, d’avoir accompli « les gestes de Dieu » et d’avoir proclamé « les droits de l’Homme » ; et, maintenant, la voici vaincue aussi dans son esprit, tombée à cette déchéance intellectuelle et morale.

Les renseignements qu’on reçut dans cette même soirée et qui furent publiés le lendemain, dépassèrent mes prévisions. Non seulement les journaux du monde entier s’indignaient, sans mesure, déclamaient sur cette défaite de l’armée française, « plus honteuse cent fois que Sedan », et ce crime collectif « auprès duquel pâlissaient tous les autres crimes de notre histoire depuis le Palatinat jusqu’à Napoléon » ; mais, dans vingt villes, à Anvers, à Bruxelles, à Pesth, à Milan, à Naples, à Londres, à New York, des manifestations populaires avaient éclaté ; et il avait fallu que la police intervînt, protégeât les demeures de nos nationaux et les drapeaux de nos consuls contre les injures et les pierres. De toutes