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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


époque, on ne se doute pas de ce qu’il fallait de courage tranquille à Millerand pour nous recevoir au ministère, le frère du « traître » et moi, le chef du « Syndicat », et pour traiter avec nous d’une affaire d’État.

Je résume à Millerand la discussion qui vient d’avoir lieu ; il expose à Mathieu la question juridique : « Regardez les choses en face, ne soyez pas dupe des mots. Voici ce que je suis autorisé à vous dire. Vous partirez ce soir même pour Rennes. Une lettre, déjà écrite, que je vous remettrai, du général de Galliffet au général Lucas, vous ouvrira aussitôt les portes de la prison. Vous conférerez seul à seul avec votre frère. Si vous me téléphonez demain matin qu’il a retiré son pourvoi, j’en informerai le conseil des ministres et la grâce sera signée. Le soir même, demain soir, vous emmènerez votre frère où il vous plaira. Toutes les mesures, toutes les précautions seront prises. On apprendra à la fois sa grâce et sa mise en liberté. »

Mathieu se roidit, répète quelque chose de ce qu’il a entendu tout à l’heure de Clemenceau et de Jaurès. Je dis à Millerand : « Supposez que vous soyez l’avocat du capitaine Dreyfus, le gardien de son honneur. En votre âme et conscience, lui donnerez-vous le conseil de retirer son pourvoi ? » Millerand : « Oui, sans hésiter. » Moi à Mathieu : « J’ai le devoir de vous déclarer que je suis entièrement de l’avis de Millerand. » Mathieu, la voix pleine de sanglots : « Je ne puis pas me décider sans avoir consulté à nouveau Jaurès et Clemenceau. » Millerand : « Bien, je leur fais dire de venir immédiatement. »

En attendant, je conduis Mathieu dans le jardin du ministère. La nuit tombait, une belle nuit claire et douce de septembre.

Je lui parlai avec la conscience à la fois de ne rien