Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1905, Tome 5.djvu/565

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
555
LA GRÂCE


dire que devrai et déjouer le rôle du tentateur : « Dans deux jours vous pouvez, si vous le voulez, être au loin, avec lui, dans quelque coin tranquille ; il y retrouvera sa femme, les enfants, un peu de bonheur avant de s’en aller, peut-être la santé, la force de vivre jusqu’à la revision… » — Ou j’évoquais « l’autre solution » : « Vous serez le grand homme de l’Aurore, le contraire des politiciens de mon espèce, mais pour combien de temps ? Si votre frère vit jusqu’au 1er janvier, il sera gracié tout de même, avec trois ou quatre cents condamnés de droit commun, dans le tas… »

Je sais que je lui fais mal. Il cherche encore à écarter le bonheur à portée de sa main, mais faiblit cependant, répète : « S’il m’a dit qu’il voulait voir les enfants dans la prison, c’est qu’il se sait perdu. »

Un long silence, puis, tout à coup, fiévreusement, il se met à raconter ses impressions de Rennes. Il voudrait relire les lettres qu’il m’a écrites, si pleines de noirs pressentiments dès le début. Ce nouveau calvaire de son frère a été horrible. Lui, Mathieu, dans la salle, quand Alfred entrait, il n’osait pas le regarder, fermait les yeux. Et puis, le dernier jour, cette dernière audience qui, si elle n’avait pas été interrompue après le plaidoyer de Demange, aurait pu tourner à la victoire ! Il ne récrimine contre personne ; pourtant, quelles fautes on a commises !

C’est vrai, mais quelle faute plus grande encore, plus cruelle, il va commettre s’il se range à l’avis de Clemenceau et de Jaurès !

Clemenceau, surtout, l’hypnotise ; il a pris sur lui l’ascendant des hommes de fer et d’acier sur les âmes sensibles. Je lui dis : « Jamais il n’a eu plus de talent, jamais son éloquence n’a été plus nerveuse, sa logique plus pressante ; seulement, c’est, avant tout, un artiste.