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Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1905, Tome 5.djvu/571

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LA GRÂCE


Dreyfus décidera. Si Mathieu ne le dégage pas de sa parole, Millerand remettra sa démission au président du Conseil.

Les choses ainsi entendues, Millerand demanda Mathieu au téléphone, lui dit que l’affaire était en bonne voie, qu’elle subissait pourtant un temps d’arrêt, qu’il l’attendait le soir même au ministère. Mathieu alla d’abord prévenir son frère. Rien qu’à le voir rentrer dans sa cellule, le visage décomposé, Dreyfus comprit ; mais quelque cruelle que fût la déception, après la courte joie de la liberté entrevue, il n’en fit rien paraître et remercia seulement Mathieu de son inlassable dévouement.

Entre temps, deux des ministres, Leygues et Lanessan, après m’avoir raconté les incidents de la matinée, me prièrent d’obtenir de Mathieu qu’il dégageât Millerand. Je me montrai moins résigné que Dreyfus (parce que je n’avais vécu ses épreuves que par l’esprit), et, comme j’étouffais, je me soulageai par quelques paroles acerbes sur la sagesse timorée du Nestor de Montélimar et sur l’incapacité des républicains à mettre un peu de poésie dans la politique. Mais je n’avais aucun doute que Mathieu rendrait sa parole à Millerand sans marchander et j’aurais pensé lui faire injure en acceptant d’intervenir. Je me rendis ensuite chez Millerand, à qui je tins le même langage. Cependant Jaurès envoya Viviani au devant de Mathieu qui le rassura, sans y mettre même une pointe d’ironie, et alla de la gare au ministère, où il dégagea Millerand.

Picquart, que je vis au cours de la journée, me dit « qu’il ne fallait jamais croire au succès de ce qui était conçu en beauté ». Je lui répondis que nous vivions, en effet, à quelques-uns, depuis deux ans, dans un monde


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