Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/120

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sait seulement d’ouvrir les yeux. On voit tous les jours des personnes assez estimées par leur lecture et par leurs études, qui font des livres et des conférences publiques contre les expériences visibles et sensibles de la circulation du sang, contre celle du poids et de la force élastique de l’air, et d’autres semblables. La découverte que M. Pecquet a faite en nos jours, de laquelle on a besoin ici, est du nombre de celles qui ne sont malheureuses que parce qu’elles ne naissent pas toutes vieilles, et pour ainsi dire avec une barbe vénérable. On ne laissera pas cependant de s’en servir, et on ne craint pas que les personnes judicieuses y trouvent à redire.

Selon cette découverte, il est constant que le chyle ne va pas d’abord des viscères au foie par les veines mésaraïques, comme le croient les anciens ; mais qu’il passe des boyaux dans les veines lactées, et ensuite dans certains réservoirs où elles aboutissent toutes ; que de là il monte par le canal thoracique le long des vertèbres du dos, et se va mêler avec le sang dans la veine axillaire, laquelle entre dans le tronc supérieur de la veine cave ; et qu’ainsi, étant mêlé avec le sang, il se va rendre dans le cœur.

Il faut conclure de cette expérience que le sang mêlé avec le chyle étant fort différent d’un autre sang qui aurait déjà circulé plusieurs fois par le cœur, les esprits animaux, qui n’en sont que les plus subtiles parties, doivent être aussi tort différents dans les personnes qui sont à jeun, et dans d’autres qui viendraient de manger. De plus, parce que, entre les viandes et les breuvages dont on se sert, il y en a d’une infinité de sortes, et même ceux qui s’en servent ont des corps diversement disposés ; deux personnes qui viennent de dîner, et qui sortent d’une même table, doivent sentir dans leur faculté d’imaginer une si grande variété de changements qu’il n’est pas possible de la décrire.

Il est vrai que ceux qui jouissent d’une santé parfaite font une digestion si achevée, que le chyle entrant dans le cœur n’en augmente ou n’en diminue presque point la chaleur, et n’empêche pas que le sang ne s’y fermente presque de la même façon que s’il y entrait seul : de sorte que leurs esprits animaux, et par conséquent leur faculté d’imaginer, n’en reçoivent presque pas de changement. Mais pour les vieillards et les infirmes, ils remarquent en eux-mêmes des changements fort sensibles après leur repas. Ils s’assoupissent presque tous, ou pour le moins leur imagination devient toute languissante et n’a plus de vivacité ni de promptitude ; ils ne conçoivent plus rien distinctement ; ils ne peuvent s’appliquer à quoi que ce soit ; en un mot, ils sont tout autres qu’ils n’étaient auparavant.