Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/121

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III. Mais afin que les plus sains et les plus robustes aient aussi des preuves sensibles de ce que l’on vient de dire, ils n’ont qu’à faire réflexion sur ce qui leur est arrivé quand ils ont bu du vin bien plus qu’à l’ordinaire, ou bien sur ce qui leur arrivera quand ils ne boiront que du vin dans un repas, et que de l’eau dans un autre. Car ou est assuré que s’ils ne sont entièrement stupides, ou si leur corps n’est composé d’une façon tout extraordinaire, ils sentiront aussitôt de la gaieté, ou quelque petit assoupissement, ou quelque autre accident semblable.

Le vin est si spiritueux, que ce sont des esprits animaux presque tout formés ; mais des esprits libertins, qui ne se soumettent pas volontiers aux ordres de la volonté à cause de leur solidité et de leur agitation excessive. Ainsi, dans les hommes même les plus forts et les plus vigoureux, il produit de plus grands changements dans l’imagination et dans toutes les parties du corps que les viande set les autres breuvages. Il donne du croc-en-jambe, pour parler comme Plaute[1] ; et il produit dans l’esprit bien des effets qui ne sont pas si avantageux que ceux qu’Horace décrit en ces vers :

Quid non ebrietas désignat ! operta recludit :
Spes jubet esse rates : in prœlia trudit inermem :
Sollicitis anímis onus eximit : addocet artes.
Fecundi calices quem non fecere disertum !
Contracta quem non in paupertate solutum !

Il serait assez facile de rendre raison des principaux effets que le mélange du chyle avec le sang produit dans les esprits animaux, et ensuite dans le cerveau et dans l’âme même ; comme pourquoi le vin réjouit, pourquoi il donne une certaine vivacité à l’esprit quand on en prend avec modération, pourquoi il l’abrutit avec le temps quand on en fait excès, pourquoi on est assoupi après le repas, et de plusieurs autres choses, desquelles on donne ordinairement des raisons fort ridicules. Mais outre qu’on ne fait pas ici une physique, il faudrait donner quelque idée de l’anatomie du cerveau, ou faire quelques suppositions, comme M. Descartes en fait dans le traité qu’il a fait de l’homme, sans lesquelles il n’est pas possible de s’expliquer. Mais enfin, si on lit avec attention ce traité de M. Descartes, on pourra peut-être se satisfaire sur toutes ces questions : parce que cet auteur explique toutes ces choses, ou du moins il en donne assez de connaissance pour les découvrir après de soi-même par la méditation, pourvu qu’on ait quelque connaissance de ses principes.

  1. Vinum luctator dolosus est.