Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/143

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de notre corps qui répondent à celles que l’on voit blesser dans un autre, pourvu que l’on ne détourne point ailleurs le cours de ces esprits en se chatouillant volontairement avec quelque force une autre partie que celle que l’on voit blesser ; ou que le cours naturel des esprits vers le cœur et les viscères, qui est ordinaire aux émotions subites, n’entraîne ou ne change point celui dont nous parlons, ou enfin que quelque liaison extraordinaire des traces du cerveau et des mouvements des esprits ne fassent pas le même effet.

Ce transport des esprits dans les parties de notre corps, qui répondent à celles que l’on voit blesser dans les autres, se fait bien sentir dans les personnes délicates, qui ont l’imagination vive et les chairs fort tendres et fort molles. Car ils ressentent fort souvent comme une espèce de frémissement dans leurs jambes, par exemple, s’ils regardent attentivement quelqu’un qui y ait un ulcère, ou qui y reçoive actuellement quelque coup. Voici ce qu’un de mes amis m’écrit, qui pourra confirmer ma pensée. « Un homme d’âge, qui demeure chez une de mes sœurs, étant malade, une jeune servante de la maison tenait la chandelle, comme on le saignait au pied. Quand elle lui vit donner le coup de lancette, elle fut saisie d’une telle appréhension, qu’elle sentit trois ou quatre jours ensuite, une douleur si vive au même endroit du pied qu’elle fut obligée de garder le lit pendant ce temps. » La raison de cet accident est donc selon mon principe z que les esprits se répandent avec force dans les parties de notre corps, qui répondent à celles que nous voyons blesser dans les autres ; et cela, afin que les tenant plus bandées, ils les rendent plus sensibles à notre âme, et qu’elle soit sur ses gardes pour éviter les maux que nous voyons arriver aux autres.

Cette compassion dans les corps produit la compassion dans les esprits. Elle nous excite à soulager les autres, parce qu’en cela nous nous soulageons nous-mêmes. Enfin elle arrête notre malice et notre cruauté. Car l’horreur du sang, la frayeur de la mort, en un mot l’impression sensible de la compassion empêche souvent de massacrer des bêtes, les personnes même les plus persuadées que ce ne sont que des machines ; parce que la plupart des hommes ne les peuvent tuer sans se blesser par le contre-coup de la compassion.

Ce qu’il faut principalement remarquer ici, c’est que la vue sensible de la blessure qu’une personne reçoit, produit dans ceux qui le voient une autre blessure d’autant plus grande, qu’ils sont plus faibles et plus délicats. Parce que cette vue sensible poussant avec effort les esprits animaux dans les parties du corps qui répondent à celles que l’on voit blesser, ils font une plus grande impression