Aller au contenu

Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/144

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans les fibres d’un corps délicat que dans celles d’un corps fort et robuste.

Ainsi les hommes qui sont pleins de force et de vigueur ne sont point blessés par la vue de quelque massacre, et ils ne sont pas tant portés à la compassion à cause que cette vue choque leur corps que parce qu’elle choque leur raison. Ces personnes n’ont point de compassion pour les criminels ; ils sont inflexibles et inexorables. Mais pour les femmes et les enfants, ils souffrent beaucoup de peine par les blessures qu’ils voient recevoir à d’autres. Ils ont machinalement beaucoup de compassion des misérables, et ils ne peuvent même voir battre ni entendre crier une bête sans quelque inquiétude d’esprit.

Pour les enfants qui sont encore dans le sein de leur mère, la délicatesse des fibres de leur chair étant infiniment plus grande, que celle des femmes et des enfants, le cours des esprits y doit produire des changements plus considérables, comme on le verra dans la suite.

On regardera encore ce que je viens de dire comme une simple supposition si on le souhaite ainsi ; mais on doit tâcher de la bien comprendre, si on veut concevoir distinctement les choses que je prétends expliquer dans ce chapitre. Car les deux suppositions que je viens de faire sont les principes d’une infinité de choses que l’on croit ordinairement fort difficiles et fort cachées, et qu’il me paraît en effet impossible d’éclaircir sans recevoir ces suppositions. Voici des exemples.

III. Il y a environ sept ou huit ans, que l’on voyait aux Incurables un jeune homme qui était né fou, et dont le corps était rompu dans les mêmes endroits, dans lesquels on rompt les criminels. Il a vécu près de vingt ans en cet état : plusieurs personnes l’ont vu, et la feue reine-mère allant visiter cet hôpital eut la curiosité de le voir et même de toucher les bras et les jambes de ce jeune homme aux endroits où ils étaient rompus.

Selon les principes que je viens d’établir, la cause de ce funeste accident fut, que sa mère ayant su qu’on allait rompre un criminel, l’alla voir exécuter. Tous les coups que l’on donna à ce misérable frappèrent avec force l’imagination de cette mère, et par une espèce de contre-coup[1] le cerveau tendre et délicat de son enfant. Les fibres du cerveau de cette femme furent étrangement ébranlées, et peut-être rompues en quelques endroits, par le cours violent des esprits produit à la vue d’une action si terrible, mais elles eurent assez de consistance pour empêcher leur bouleverse-

  1. Selon la première supposition.