Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/146

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Il n’y a pas un an qu’une femme ayant considéré avec trop d’application le tableau de saint Pie dont on célébrait la fête de la canonisation, accoucha d’un enfant qui ressemblait parfaitement à la représentation de ce saint. Il avait le visage d’un vieillard, autant qu’en est capable un enfant qui n’a point de barbe. Ses bras étaient croisés sur sa poitrine, ses yeux tournés vers le ciel, et il avait très-peu de front ; parce que l’image de ce saint étant élevée vers la voûte de l’Église en regardant le ciel, n’avait aussi presque point de front. Il avait une espèce de mitre renversée sur ses épaules avec plusieurs marques rondes aux endroits, où les mitres sont couvertes de pierreries. Enfin cet enfant ressemblait fort au tableau, sur lequel sa mère l’avait formé par la force de son imagination. C’est une chose que tout Paris a pu voir aussi bien que moi, parce qu’on 1’a conservé assez long-temps dans de l’esprit de vin.

Cet exemple a cela de particulier que ce ne fut pas la vue d’un homme vivant et agité de quelque passion qui émut les esprits et le sang de la mère pour produire un si étrange effet, mais seulement la vue d’un tableaux : laquelle cependant fut fort sensible et accompagnée d’une grande émotion d’esprits, soit par l’ardeur et par l’application de la mère, soit par l’agitation que le bruit de la fête causait en elle.

Cette mère regardant donc avec application et avec émotion d’esprits ce tableau, l’enfant, selon la première supposition, le voyait comme elle avec application et avec émotion d’esprits. La mère en étant vivement frappée l’imitait au moins dans la posture, selon la deuxième supposition ; car son corps étant entièrement formé et les fibres de sa chair assez dures pour résister au cours des esprits, elle ne pouvait pas l’imiter ou se rendre semblable à lui en toutes choses. Mais les fibres de la chair de l’enfant étant extrêmement molles et par conséquent susceptibles de toutes sortes d’arrangements, le cours rapide des esprits produisit dans sa chair tout ce qui était nécessaire pour le rendre entièrement semblable à l’image qu’il voyait ; et l’imitation à laquelle les enfants sont les plus disposés fut presque aussi parfaite qu’elle le pouvait être. Mais cette imitation ayant donné au corps de cet enfant une figure trop extraordinaire, elle lui causa la mort.

Il y a bien d’autres exemples de la force de l’imagination des mères dans les auteurs, et il n’y a rien de si bizarre dont elles n’avortent quelquefois. Car non-seulement elles font des enfants difformes, mais encore des fruits dont elles ont souhaité de manger, des pommes, des poires, des grappes de raisin et d’autres choses semblables. Les mères imaginant et désirant fortement de manger