Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/168

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Mais il y a plusieurs causes particulières, et qu’on pourrait appeler morales, des changements qui arrivent à l’imagination des hommes, savoir, leurs différentes conditions, leurs différents emplois, en un mot leur différente manière de vivre, à la considération desquelles il faut s’attacher ; parce que, ces sortes de changements sont cause d’un nombre presque infini d’erreurs, chaque personne jugeant des choses par rapport à sa condition. On ne croit pas devoir s’arrêter à expliquer les effets de quelques causes moins ordinaires, comme des grandes maladies, des malheurs surprenants et des autres accidents inopinés, qui font des impressions très-violentes dans le cerveau, et même qui le bouleversant entièrement, parce que ces choses arrivent rarement ; et que les erreurs où tombent ces sortes de personnes sont si grossières, qu’elles ne sont point contagieuses, puisque tout le monde les reconnaît sans peine.

Afin de comprendre parfaitement tous les changements que les différentes conditions produisent dans l’imagination, il est absolument nécessaire de se souvenir que nous n’imaginons les objets qu’en nous en formant des images ; et que ces images ne sont autre chose que les traces que les esprits animaux font dans le cerveau ; que nous imaginons les choses d’autant plus fortement que ces traces sont plus profondes et mieux gravées, et que les esprits animaux y ont passé plus souvent et avec plus de violence ; et que lorsque les esprits y ont passé plusieurs fois, ils y entrent avec plus de facilité que dans d’autres endroits tout proches, par lesquels ils n’ont jamais passé, ou par lesquels ils n’ont point passé si souvent. Ceci est la cause la plus ordinaire de la confusion et de la fausseté de nos idées. Car les esprits animaux qui ont été dirigés par l’action des objets extérieurs, ou même par les ordres de l’àme, pour produire dans le cerveau de certaines traces, en produisent souvent d’autres qui à la vérité leur ressemblent en quelque chose, mais qui ne sont point tout à fait les traces de ces mêmes objets, ni celles que l’âme désirait de se représenter ; parce que les esprits animaux trouvant quelque résistance dans les endroits du cerveau par où il fallait passer, ils se détournent facilement pour entrer en foule dans les traces profondes des idées qui nous sont plus familières. Voici des exemples fort grossiers et très-sensibles de tout ceci.

Lorsque ceux qui ont la vue un peu courte regardent la lune, ils y voient ordinairement deux yeux, un nez, une bouche, en un mot il leur semble qu’ils y voient un visage. Cependant il n’y a rien dans la lune de ce qu’ils pensent y voir. Plusieurs personnes y