Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/190

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

siècles ont ignoré les mêmes vérités, non pas faute de bons esprits, mais parce que ces bons esprits n’ont pas bien rencontré d’abord.

Qu’ils ne se choquent donc point si on voit clair et si on parle comme l’on voit. Qu’ils s’appliquent à ce qu’on leur dit, si leur esprit est encore capable d’application après tous leurs égarements, et qu’ils jugent ensuite, il leur est permis ; mais qu’ils se taisent s’ils ne veulent rien examiner. Qu’ils fassent un peu quelque réflexion, si cette réponse qu’ils font d’ordinaire sur la plupart des choses qu’on leur demande : On ne sait pas cela, personne ne sait comment cela se fait ; n’est pas une réponse peu judicieuse, puisque pour la faire il faut de nécessité qu’ils croient savoir tout ce que les hommes savent ou tout ce que les hommes peuvent savoir. Car s’ils n’avaient pas cette pensée-là d’eux-mêmes leur réponse serait encore plus impertinente. Et pourquoi trouvent-ils tant de difficulté à dire : Je n’en sais rien, puisqu’en certaines rencontres ils tombent d’accord qu’ils ne savent rien ; et pourquoi faut-il conclure que tous les hommes sont ignorants à cause qu’ils sont intérieurement convaincus qu’ils sont eux-mêmes des ignorants ?

ll y a donc de trois sortes de personnes qui s’appliquent à l’étude. Les uns s’entêtent mal à propos de quelque auteur ou de quelque science inutile ou fausse. Les autres se préoccupent de leurs propres fantaisies. Enfin les derniers, qui viennent d’ordinaire des deux autres, sont ceux qui s’imaginent connaître tout ce qui peut être connu, et qui, persuadés qu’ils ne savent rien avec certitude, concluent généralement qu’on ne peut rien savoir avec évidence, et regardent toutes les choses qu’on leur dit comme de simples opinions.

Il est facile de voir que tous les défauts de ces trois sortes de personnes dépendent des propriétés de l’imagination, qu’on a expliquées dans les chapitres précédents et que tout cela ne leur arrive que par des préjugés qui leur bouchent l’esprit et qui ne leur permettent pas d’apercevoir d’autres objets que ceux de leur préoccupation. On peut dire que leurs préjugés font dans leur esprit ce que les ministres des princes font à l’égard de leurs maîtres. Car, de même que cœ personnes ne permettent autant qu’ils peuvent qu’à ceux qui sont dans leurs intérêts ou qui ne peuvent les déposséder de leur faveur de parler à leurs maîtres : ainsi les préjugés de ceux-ci ne permettent pas que leur esprit regarde fixement les idées des objets toutes pures et sans mélange ; mais ils les déguisent, ils les couvrent de leurs livrées, et ils les lui présentent ainsi toutes masquées, de sorte qu’il est très-difficile qu’il se détrompe et reconnaisse ses erreurs.