Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/191

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CHAPITRE VIII.
I. Des esprits efféminés. — II. Des esprits superficiels. — III. Des personnes d’autorité. — IV. De ceux qui font des expériences.


Ce que nous venons de dire suffit, ce me semble, pour reconnaître en général quels sont les défauts d’imagination des personnes d’étude et les erreurs auxquelles ils sont le plus sujets. Or, comme il n’y a guère que ces personnes-là qui se mettent en peine de chercher la vérité et même que tout le monde s’en rapporte à eux, il semble qu’on pourrait finir ici cette seconde partie. Cependant, il est à propos de dire encore quelque chose des erreurs des autres hommes parce qu’il ne sera pas inutile d’en être averti.

I. Tout ce qui flatte les sens nous touche extrêmement, et tout ce qui nous touche nous applique à proportion qu’il nous touche. Ainsi ceux qui s’abandonnent à toutes sortes de divertissements très-sensibles et très-agréables ne sont pas capables de pénétrer des vérités qui renferment quelque difficulté considérable, parce que la capacité de leur esprit, qui n’est pas infinie, est toute remplie de leurs plaisirs, ou du moins elle en est fort partagée.

La plupart des grands, des gens de cour, des personnes riches, des jeunes gens et de ceux qu’on appelle beaux esprits, étant dans des divertissements continuels et n’étudiant que l’art de plaire par tout ce qui flatte la concupiscence et les sens, ils acquièrent peu à peu une telle délicatesse dans ces choses ou une telle mollesse, qu’on peut dire fort souvent que ce sont plutôt des esprits efféminés que des esprits fins, comme ils le prétendent ; car il y a bien de la différence entre la véritable finesse de l’esprit et la mollesse, quoique l’on confonde ordinairement ces deux choses.

Les esprits fins sont ceux qui remarquent par la raison jusques aux moindres différences des choses, qui prévoient les effets qui dépendent des causes cachées, peu ordinaires et peu visibles ; enfin ce sont ceux qui pénètrent davantage les sujets qu’ils considèrent. Mais les esprits mous n’ont qu’une fausse délicatesse ; ils ne sont ni vifs ni perçants ; ils ne voient pas les effets des causes même les plus grossières et les plus palpables ; enfin ils ne peuvent rien embrasser ni rien pénétrer, mais ils sont extrêmement délicats pour les manières. Un mauvais mot, un accent de province, une petite grimace les irrite infiniment plus qu’un amas confus de méchantes raisons ; ils ne peuvent reconnaître le défaut d’un raisonnement, mais ils sentent parfaitement bien une fausse mesure et un geste mal réglé ; en un mot, ils ont une parfaite intelligence des