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Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/208

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tude, et s’abandonne de nouveau à ses plaisirs, ses courtisans en font aussitôt de même. Il semble, continua cet auteur, qu’ils soient enchantés, et qu’une Circé les transforme en d’autres hommes. Ils passent de l’inclination pour la philosophie à l’inclination pour la débauche, et de l’horreur de la débauche à l’horreur de la philosophie[1]. C’est ainsi que les princes peuvent changer les vices en vertus et les vertus en vices, et qu’une seule de leurs paroles est capable d’en changer toutes les idées. Il ne faut d’eux qu’un mot, qu’un geste, qu’un mouvement des yeux ou des lèvres pour faire passer la science et l’érudition pour une basse pédanterie ; la témérité, la brutalité, la cruauté, pour grandeur de courage ; et l’impiété et le libertinage, pour force et pour liberté d’esprit.

Mais cela, aussi bien que tout ce que je viens de dire, suppose que ces princes aient l’imagination forte et vive ; car s’ils avaient l’imagination faible et languissante, ils ne pourraient pas animer leurs discours, ni leur donner ce tour et cette force qui soumet et qui abat invinciblement les esprits faibles.

Si la force de l’imagination toute seule et sans aucun secours de la raison peut produire des effets si surprenants, il n’y a rien de si bizarre ni de si extravagant qu’elle ne persuade lorsqu’elle est soutenue par quelques raisons apparentes. En voici des preuves.

Un ancien auteur[2] rapporte qu’en Éthiopie les gens de cour se rendaient boiteux et difformes, qu’ils se coupaient quelques membres et qu’ils se donnaient même la mort, pour se rendre semblables à leurs princes. On avait honte de paraitre avec deux yeux et de marcher droit à la suite d’un roi borgne et boiteux ; de même qu’on n’oserait à présent paraître à la cour avec la fraise et la toque, ou avec des bottines blanches et des éperons dorés. Cette mode des Étbiopiens était fort bizarre et fort incommode, mais cependant c’était la mode. On la suivait avec joie, et on ne songeait pas tant à la peine qu’il fallait souffrir, qu’à l’honneur qu’on se faisait de paraitre plein de générosité et d’affection pour son roi. Enfin, cette fausse raison d’amitié, soutenant l’extravagance de la mode, l’a fait passer en coutume et en loi qui a été observée fort long-temps.

Les relations de ceux qui ont voyagé dans le Levant nous apprennent que cette coutume se garde dans plusieurs pays, et encore quelques autres aussi contraires au bon sens et à la raison. Mais il n’est pas nécessaire de passer deux fois la ligne pour voir observer religieusement des lois et des coutumes déraisonnables, ou pour trouver des gens qui suivent des modes incommodes et bizarres ;

  1. Œuvres morales. Comment on peut distinguer le flatteur de l’ami.
  2. Diodore de Sicile. Bibl. hist., l. 3.