Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/211

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d’ordinaire fortement établie, qui dispensent les hommes de leurs obligations essentielles, et même de celle d’aimer Dieu et le prochain, pour les rendre esclaves de quelque pratique et de quelque cérémonie pharisienne.

Mais les imaginations fortes desquelles il faut éviter avec soin l’impression et la contagion, sont certains esprits par le monde qui affectent la qualité d’esprits forts ; ce qu’il ne leur est pas bien difficile d’acquérir. Car il n’y a maintenant qu’à nier d’un certain air le péché originel, l’immortalité de l’âme, ou se railler de quelque sentiment reçu dans l’Église, pour acquérir la rare qualité d’esprit fort parmi le commun des hommes.

Ces petits esprits ont d’ordinaire beaucoup de feu, et un certain air libre et fier qui domine et qui dispose les imaginations faibles à se rendre à des paroles vives et spécieuses, mais qui ne signifient rien à des esprits attentifs. Ils sont tout à fait heureux en expressions, quoique très-malheureux en raisons. Mais parce que les hommes, tout raisonnables qu’ils sont, aiment beaucoup mieux se laisser toucher par le plaisir sensible de l’air et des expressions, que de se fatiguer dans l’examen des raisons ; il est visible que ces esprits doivent remporter sur les autres, et communiquer ainsi leurs erreurs et leur malignité, par la puissance qu’ils ont sur l’imagination des autres hommes.


CHAPITRE III.
I. De la force de l’imagination de certains auteurs. — II. De Tertullien.


I. Une des plus grandes et des plus remarquables preuves de la puissance que les imaginations ont les unes sur les autres, c’est le pouvoir qu’ont certains auteurs de persuader sans aucune raison. Par exemple, le tour des paroles de Tertullien, de Sénèque, de Montaigne et de quelques autres, a tant de charmes et tant d’éclat, qu’il éblouit l’esprit de la plupart des gens, quoique ce ne soit qu’une faible peinture et comme l’ombre de l’imagination de ces auteurs. Leurs paroles, toutes mortes qu’elles sont, ont plus de vigueur que la raison de certaines gens, Elles entrent, elles pénètrent, elles dominent dans l’âme d’une manière si impérieuse, quelles se font obéir sans se faire entendre, et qu’on se rend à leurs ordres sans les savoir. On veut croire, mais on ne sait que croire ; car lorsqu’on veut savoir ce qu’on veut croire, et qu’on s’approche pour ainsi dire de ces fantômes pour les reconnaître, ils s’en vont souvent en fumée avec tout leur appareil et tout leur éclat.