Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/255

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yeux est aux objets de nos yeux. Et de même qu’un homme qui ne peut arrêter ses yeux sur les corps qui l’environnent, ne les peut pas voir suffisamment pour distinguer les différences de leurs plus petites parties, et pour reconnaître tous les rapports que toutes ces petites parties ont les unes avec les autres : ainsi un homme qui ne peut fixer la vue de son esprit sur les choses qu’il veut savoir ne peut pas les connaître suffisamment pour en distinguer toutes les parties et pour connaître tous les rapports qu’elles peuvent avoir entre elles ou avec d’autres sujets.

Cependant il est constant que toutes les connaissances ne consistent que dans une vue claire des rapports que les choses ont les unes avec les autres. Quand donc il arrive, comme dans les questions difficiles, que l’esprit doit voir tout d’une vue un fort grand nombre de rapports que deux ou plusieurs choses ont entre elles, il est clair que s’il n’a pas considéré ces choses-là avec beaucoup d’attention, et s’il ne les connait que confusément, il ne lui sera pas possible d’apercevoir distinctement leurs rapports, et par conséquent d’en former un jugement solide.

III. Une des principales causes du défaut d’application de notre esprit aux vérités abstraites est que nous les voyons comme de loin, et qu’íl se présente incessamment à notre esprit des choses qui en sont bien plus proches. La grande attention de l’esprit approche pour ainsi dire les idées des objets auxquels on s’applique. Mais il arrive souvent que lorsqu’on est fort attentif à des spéculations métaphysiques, on en est détourné parce qu’il survient à l’âme quelque sentiment qui est encore plus proche d’elle que ces idées ; car il ne faut pour cela qu’un peu de douleur ou de plaisir : la raison en est que la douleur et le plaisir, et généralement toutes les sensations, sont au dedans de l’âme même : elles la modifient, et elles la touchent de bien plus près que les idées simples des objets de la pure inteffection, lesquelles, bien que présentes à l’esprit, ne le touchent ni ne le modifient pas sensiblement[1]. Ainsi l’âme étant d’un côté très-limitée, et de l’autre ne pouvant s’empêcher de sentir sa douleur et toutes ses autres sensations, sa capacité s’en trouve remplie, et elle ne peut dans un même temps sentir quelque chose et penser librement à d’autres objets qui ne se peuvent sentir. Le bourdonnement d’une mouche, ou quelque autre petit bruit, supposé qu’il se communique jusqu’à la partie principale du cerveau, en sorte que l’âme l'aperçoive, est capable, malgré tous nos efforts, de nous empêcher de considérer des vérités abstraites et fort relevées, parce que toutes les idées abstraites ne

  1. 1. Voy. le ch. 7 de la seconde partie de ce livre.