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Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/256

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modifient point l’âme de la manière dont toutes les sensations la modifient.

IV. C’est ce qui fait la stupidité et l’assoupissement de l’esprit à l’égard des plus grandes vérités de la morale chrétienne, et que les hommes ne les connaissent que d’une manière spéculative et infructueuse sans la grâce de Jésus-Christ. Tout le monde connaît qu’il y a un Dieu, qu’il faut l’adorer et le servir ; mais qui le sert et qui l’adore sans la grâce, laquelle seule nous fait goûter de la douceur et du plaisir dans ces devoirs ? Il y a très-peu de gens qui ne s’aperçoivent du vide et de l’instabilité des biens de la terre, et même qui ne soient convaincus d’une conviction abstraite, mais toutefois très-certaine et très-évidente, qu’ils ne méritent pas notre application et nos soins. Mais où sont ceux qui méprisent ces biens dans la pratique, et qui refusent leurs soins et leur application pour les acquérir ? Il n’y a que ceux qui sentent quelque amertume et quelque dégoût dans leur jouissance, ou que la grâce a rendus sensibles pour des biens spirituels par une délectation intérieure que Dieu y a attachée, qui vainquent les impressions des sens et les efforts de la concupiscence. La vue de l’esprit toute seule ne nous fait donc jamais résister, comme nous le devons, aux efforts de la concupiscence : il faut, outre cette vue, un certain sentiment du cœur. Cette lumière de l’esprit toute seule est, si on le veut, une grâce suffisante qui ne fait que nous condamner, qui nous fait connaître notre faiblesse, et que nous devons recourir par la prière à celui qui est notre force. Mais ce sentiment du cœur est une grâce vive qui opère. C’est elle qui nous touche qui nous remplit et qui nous persuade le cœur, et sans elle il n’y a personne qui pense du cœur : Nemo est qui recogitet corde. Toutes les vérités plus constantes de la morale demeurent cachées dans les replis et dans les recoins de l’esprit ; et tant qu’elles y demeurent elles y sont stériles et sans aucune force, puisque l’âme ne les goûte pas. Mais les plaisirs des sens sont plus proches de l’âme, et n’étant pas possible de ne pas sentir et même de ne pas aimer son plaisir[1], il n’est pas possible de se détacher de la terre et de se défaire des charmes et des illusions de ses sens par ses propres forces[2].

Je ne nie pas toutefois que les justes dont le cœur a déjà été vivement tourné vers Dieu par une délectation prévenante ne puis-

  1. Savoir, d’un amour naturel : car on peut haïr le plaisir d’une haine élective ou de choix.
  2. Parce que l’amour électif ne peut être long-temps sans se conformer à l’amour naturel.