Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/286

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pouvons faite par la raison. Enfin si nous avions une idée de l’àme aussi claire que celle que nous avons du corps, cette idée nous l’eût trop fait considérer comme séparée de lui. Ainsi elle eùt diminué l’union de notre âme avec notre corps, en nous empêchant dela regarder comme répandue dans tous nos membres, ce que je n’explique pas davantage.

V. De tous les objets de notre connaissance, il ne nous reste plus que les âmes des autres hommes et que les pures intelligences, et il est manifeste que nous ne les connaissons que par conjecture. Nous ne les connaissons présentement ni en elles-mêmes ni par leurs idées ; et, comme elles sont différentes de nous, il n’est pas possible que nous les connaissions par conscience. Nous conjecturons que les âmes des autres hommes sont de même espèce que la nôtre. Ce que nous sentons en nous-mêmes, nous prétendons qu’ils le sentent ; et même, lorsque ces sentiments n’ont point de rapport au corps, nous sommes assurés que nous ne nous trompons point, parce que nous voyons en Dieu certaines idées et certaines lois immuables selon lesquelles nous savons avec certitude que Dieu agit également dans tous les esprits.

Je sais que deux fois deux font quatre, qu’il vaut mieux être juste que d’être riche, et je ne me trompe point de croire que les autres connaissent ces vérités aussi bien que moi ; j’aime le bien et le plaisir, je hais le mal et la douleur, je veux être heureux, et je ne me trompe point de croire que les hommes, les anges et les démons mêmes ont ces inclinations. Je sais même que Dieu ne fera jamais d’esprits qui ne désirent d’être heureux ou qui puissent désirer d’être malheureux ; mais je le sais avec évidence et certitude, parce que c’est Dieu qui me l’apprend ; car quel autre que Dieu pourrait me faire connaître les desseins et les volontés de Dieu ? Mais lorsque le corps a quelque part à ce qui se passe en moi, je me trompe presque toujours si je juge des autres par moi-même. Je sens de la chaleur, je vois une telle grandeur, une telle couleur ; je goûte une telle ou telle saveur à l’approche de certains corps ; je me trompe si je juge des autres par moi-même ; je suis sujet à certaines passions ; j’ai de l’amitié ou de l’aversion pour telle ou telle chose, et je juge que les autres me ressemblent ; ma conjecture est souvent fausse. Ainsi la connaissance que nous avons des autres hommes est fort sujette à Terreur si nous n’en jugeons que par les sentiments que nous avons de nous-mêmes.

S’il y a quelques êtres différents de Dieu, de nous-mêmes, des corps et des purs esprits, cela nous est inconnu. Nous avons de la peine à nous persuader qu’il y en ait : et après avoir examiné les