Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/288

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Quoique cette idée, que nous recevons, par l’union immédiate que nous avons avec le Verbe de Dieu, la souveraine raison, ne nous trompe jamais par elle-même, comme celles que nous recevons à cause de l’union que nous avons avec notre corps, lesquelles nous représentent les choses autrement qu’elles sont ; cependant je ne crains point de dire que nous faisons un si mauvais usage des meilleures choses, que la présence ineffaçable de cette idée est une des principales causes de toutes les abstractions déréglées de l’esprit, et par conséquent de toute cette philosophie abstraite et chimérique qui explique tous les effets naturels par des termes généraux d’acte, de puissance, de cause, d’effet, de formes substantielles, de facultés, de qualités occultes, etc. Car il est constant que tous ces termes et plusieurs autres ne réveillent point d’autres idées dans l’esprit que des idées vagues et générales, c’est-à-dire de ces idées qui se présentent à l’esprit d’elles-mêmes, sans peine et sans application de notre part.

Qu’on lise avec toute l’attention possible toutes les définitions et toutes les explications que l’on donne des formes substantielles, que l’on cherche avec soin en quoi consiste l’essence de toutes ces entités que les philosophes imaginent comme il leur plaît, et en si grand nombre, qu’ils sont obligés d’en faire plusieurs divisions et subdivisions, et je m’assure qu’on ne réveillera jamais dans son esprit d’autre idée de toutes ces choses que celle de l’être et de la cause en général.

Car voici ce qui arrive ordinairement aux philosophes. Ils voient quelque effet nouveau ; ils imaginent aussitôt une entité nouvelle pour le produire. Le feu échauffe ; il y a donc dans le feu quelque entité qui produit cet effet, laquelle est différente de la matière dont le feu est composé. Et parce que le feu est capable de plusieurs effets différents, comme de séparer les corps, de les réduire en cendre et en verre, de les sécher, les durcir, les amollir, les dilater, les purifier, les éclairer, etc., ils donnent libéralement au feu autant de facultés ou de qualités réelles qu’il est capable de produire d’effets différents.

Mais si l’on fait réflexion à toutes les définitions qu’ils donnent de ces facultés, on reconnaîtra que ce ne sont que des définitions de logique et qu’elles ne réveillent point d’autres idées que celle de l’être et de la cause en général que l’esprit rapporte à l’effet qui se produit ; de sorte qu’on n’en est pas plus savant quand on les a fort étudiées. Car tout ce qu’on retire de cette sorte d’étude, c’est qu’on s’imagine savoir mieux que les autres ce que toutefois on sait beaucoup moins ; non-seulement parce qu’on admet plusieurs en-