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Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/297

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sujettir à l’erreur que de s’assujettir à la règle de la vérité, ils veulent décider sans peine et sans examen. Ainsi il ne faut pas s’étonner s’ils tombent dans un nombre infini d’erreurs et s’ils font souvent des jugements assez incertains.

IV. Les hommes, par exemple, n’ont point d’autres idées de substance que celle de l’esprit et du corps, c’est-à-dire d’une substance qui pense et d’une substance étendue. Et de là ils prétendent avoir droit de conclure que tout ce qui existe est corps ou esprit. Ce n’est pas que je prétende assurer qu’il y ait quelque substance qui ne soit ni corps ni esprit ; car on ne doit pas assurer que des choses existent lorsqu’on n’en a point de connaissance ; puisqu’il semble que Dieu, qui ne nous cache point ses ouvrages, nous en aurait donné quelque idée. Cependant, je crois qu’on ne doit rien déterminer touchant le nombre des genres d’êtres que Dieu a créés, par les idées que l’on en a, puisqu’il se peut absolument faire que Dieu ait des raisons de nous les cacher que nous ne sachions pas ; quand ce ne serait qu'à cause que, ces êtres n’ayant aucun rapport à nous, il nous serait assez inutile de les connaître : de même qu’il ne nous a pas donné des yeux assez bons pour compter les dents d’un ciron, parce qu’il est assez inutile pour la conservation de notre corps que nous ayons la vue si perçante.

Mais, quoique l’on ne pense pas devoir juger avec précipitation que tous les êtres soient esprits ou corps ; on croit cependant qu’il est tout à fait contre la raison que des philosophes, pour expliquer les effets naturels, se servent d’autres idées que de celles qui dépendent de la pensée et de l’étendue, puisqu’en effet ce sont les seules que nous ayons qui soient distinctes ou particulières.

Il n’y a rien de si déraisonnable que de s’imaginer une infinivé d’êtres sur de simples idées de logique, de leur attribuer une infinité de propriétés, et de vouloir ainsi expliquer des choses qu’on n’entend point par des choses que non-seulement on ne conçoit pas, mais qu’il n’est pas même possible de concevoir. C’est faire de même que des aveugles qui, voulant parler entre eux des couleurs et en soutenir des thèses, se serviraient pour cela des définitions que les philosophes leur donnent, desquelles ils tireraient plusieurs conclusions. Car comme des aveugles ne pourraient faire que des raisonnements plaisants et ridicules sur les couleurs, parce qu’ils n’en auraient pas des idées distinctes, et qu’ils en voudraient raisonner sur des idées générales et de logique ; ainsi les philosophes ne peuvent pas faire des raisonnements solides sur les effets de la nature lorsqu’ils ne se servent pour cela que des idées générales et de logique d’acte, de puissance, d’être, de cause, de principe, de