Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/298

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forme, de qualité et d’autres semblables. Il est absolument nécessaire qu’ils ne s’appuient que sur les idées distinctes ou particulières de la pensée et de l’étendue, et de celles qu’elles renferment ou bien que l’on en peut déduire. Car on ne doit point s’attendre de connaître la nature sans la considération des idées distinctes qu’on en a ; il vaut mieux ne point méditer que de méditer sur des chimères.

On ne doit pas toutefois assurer qu’il n’y ait que des esprits et des corps, des êtres qui pensent et des êtres étendus, parce qu’on s’y peut tromper. Car quoiqu’ils suffisent pour expliquer la nature, et par conséquent que l’on puisse conclure, sans crainte de se tromper, que les choses naturelles dont nous avons quelque connaissance dépendent de l’étendue et de la pensée ; cependant il se peut absolument faire qu’il y en ait quelques autres dont nous n’ayons aucune idée et dont nous ne voyions aucuns effets.

Les hommes font donc un jugement précipité, quand ils jugent comme un principe indubitable que toute substance est corps ou esprit. Mais ils en firent encore une conclusion précipitée lorsqu’ils concluent par la seule lumière de la raison que Dieu est un esprit. Il est vrai que puisque nous sommes créés à son image et à sa ressemblance, et que l’Écriture sainte nous apprend en plusieurs endroits que Dieu est un esprit, nous le devons croire et l’appeler ainsi : mais la raison toute seule ne nous le peut apprendre. Elle nous dit seulement que Dieu est un être infiniment parfait, et qu’il doit être plutôt esprit que corps, puisque notre âme est plus parfaite que notre corps ; mais elle ne nous assure pas qu’il n’y ait point encore des êtres plus parfaits que nos esprits, et plus au-dessus de nos esprits que nos esprits ne sont au-dessus de nos corps.

Or, supposé qμ’il y eût de ces êtres, comme il paraît même indubitable, par la raison que Dieu en a pu créer, il est clair qu’ils ressembleraient plus à Dieu que nous. Ainsi la même raison nous apprend que Dieu aurait plutôt leurs perfections que les nôtres, qui ne seraient que des imperfections à leur égard. Il ne faut donc pas s’imaginer avec précipitation que le mot d’esprit, dont nous nous servons pour exprimer ce qu’est Dieu et ce que nous sommes, soit un terme univoque, et qui signifie les mêmes choses ou des choses fort semblables. Dieu est plus au-dessus des esprits créés que ces esprits ne sont au-dessus des corps ; et on ne doit pas tant appeler Dieu un esprit pour montrer positivement ce qu’il est, que pour signifier qu’il n’est pas matériel. C’est un être infiniment parfait, on n’en peut pas douter. Mais comme il ne faut pas s’imaginer,