Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/337

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mions peut-être comme ayant la puissance de nous rendre heureux, nous ne l’aimons pas comme souveraine justice, nous ne l’aimons pas tel qu’il est. Nous l’aimons comme un Dieu humainement dóbonnaire et accommodant, et nous ne voulons point nous accommoder à sa loi, à l’ordre immuable de ses divines perfections. La charité toute pure est si au-dessus de nos forces, que tantsans faut que nous puissions aimer Dieu pour lui-même, ou tel qu’il est en lui-même, que la raison humaine ne comprend pas facilement que l’on puisse aimer autrement que par rapport à soi, et avoir d’autre dernière fin que sa propre satisfaction.

II. L’amour-propre se peut diviser en deux espèces, savoir : en l’amour de la grandeur et en l’amour du plaisir ; ou bien en l’amour de son être et de la perfection de son être, et en l’amour de son bien-être ou de la félicité.

Par l’amour de la grandeur nous affectons la puissance, l’élévation, l’indépendance, et que notre être subsiste par lui-même. Nous désirons en quelque manière d’avoir l’être nécessaire : nous voulons en un sens être comme des dieux. Car il n’y a que Dieu qui ait proprement l’être, et qui existe nécessairement, puisque tout ce qui est dépendant n’existe que par la volonté de celui dont il dépend. Les hommes donc, souhaitant la nécessité de leur être, souhaitent aussi la puissance et l’indépendance qui les mettent à couvert de la puissance des autres. Mais par l’amour du plaisir ils désirent non pas simplement l’être, mais le bien-être, puisque le plaisir est la manière d’être qui est la meilleure et la plus agréable à l’àme : je dis le plaisir précisément, en tant que plaisir. De sorte que si l’on prend le plaisir en général, en tant qu’il contient les plaisirs raisonnables, aussi bien que les sensibles, il me paraît certain que c’est le principe ou le motif unique de l’amour naturel, ou de tous les mouvements de l’âme vers quelque bien que ce puisse être, car on ne peut aimer que ce qui plaît. Si les bienheureux aiment les perfections divines, Dieu tel qu’il est, c’est que la vue de ces perfections leur plaît. Car l’homme étant fait pour connaître et aimer Dieu, il fallait que la vue de tout ce qui est parfait nous fit plaisir.

Il faut remarquer que la grandeur, l’excellence et l’indépendance de la créature ne sont pas des manières d’être qui la rendent plus heureuse par elles-mêmes, puisqu’il arrive souvent qu’on devient misérable à mesure qu’on s’agrandit. Mais pour le plaisir, c’est une manière d’être que nous ne saurions recevoir actuellement sans devenir actuellement plus heureux, je ne dis pas solidement heureux. La grandeur et l’indépendance le plus souvent ne sont