Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/350

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

perd quasi de vue, et qu’ils ne savent souvent eux-mêmes où ils en sont ; ils ont si peur de n’être pas au-dessus de tous ceux qui les écoutent, qu’ils se fâchent même qu’on les suive, qu’ils s’effarouchent lorsqu’on leur demande quelque éclaircissement, et qu’ils prennent même un air de fierté à la moindre opposition qu’on leur fait. Enfin, ils disent des choses si nouvelles et si extraordinaires, mais si éloignées du sens commun, que les plus sages ont bien de la peine à s’empêcher de rire, lorsque les autres en demeurent tout étourdis.

Leur première fougue passée, si quelque esprit assez fort et assez ferme pour n’en avoir pas été renversé leur montre qu’ils se trompent, ils ne laissent pas de demeurer obstinément attachés à leurs erreurs. L’air de ceux qu’ils ont étourdis les étourdit eux-mêmes ; la vue de tant d’approbateurs qu’ils ont convaincus par impression, les convainc par contre-coup ; ou si cette vue ne les convainc pas, elle leur enfle au moins assez le courage pour soutenir leurs faux sentiments. La vanité ne leur permet pas de rétracter leur parole. Ils cherchent toujours quelque raison pour se défendre ; ils ne parlent même jamais avec plus de chaleur et d’empressement que lorsqu’ils n’ont rien à dire ; ils s’imaginent qu’on les injurie, et que l’on tâche de les rendre méprisables à chaque raison qu’on apporte contre eux ; et plus elles sont fortes et judicieuses, plus elles irritent leur aversion et leur orgueil.

Le meilleur moyen de défendre la vérité contre eux n’est pas de disputer, car enfin il vaut mieux et pour eux et pour nous les laisser dans leurs erreurs que de s’attirer leur aversion. Il ne faut pas leur blesser le cœur lorsqu’on veut leur guérir l’esprit, puisque les plaies du cœur sont plus dangereuses que celles de l’esprit ; outre qu’il arrive quelquefois que l’on a affaire avec un homme qui est véritablement savant et qu’on pourrait le mépriser faute de bien concevoir sa pensée, il faut donc prier ceux qui parlent d’une manière décisive de s’expliquer le plus distinctement qu’il leur est possible, sans leur permettre de changer de sujet ni de se servir de termes obscurs et équivoques, et si ce sont des personnes éclairées, on apprendra quelque chose avec eux ; mais si ce sont de faux savants, ils se confondront par leurs propres paroles sans aller fort loin, et ils ne pourront s’en prendre qu’à eux-mêmes ; on en recevra peut-être quelque instruction et même quelque divertissement, s’il est permis de se divertir de la faiblesse des autres en tâchant d’y remédier ; mais ce qui est plus considérable, c’est qu’on empêchera par là que les faibles qui les écoutaient avec admiration ne se soumettent à l’erreur en suivant leurs décisions.