Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/385

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sans cesse dans notre cœur un amour pareil au sien. Et, afin que l’amour naturel que nous avons pour nous-mêmes n’anéantisse et n’affaiblisse pas trop celui que nous avons pour les choses qui sont hors de nous, et qu’au contraire ces deux amours que Dieu met en nous s’entretiennent et se fortifient l’un l’autre, il nous a liés de telle manière avec tout ce qui nous environne, et principalement avec les êtres de même espèce que nous, que leurs maux nous affligent naturellement, que leur joie nous réjouit, et que leur grandeur, leur abaissement, leur diminution, semble augmenter ou diminuer notre être propre. Les nouvelles dignités de nos parents et de nos amis, les nouvelles acquisitions de ceux qui ont le plus de rapport à nous, les conquêtes et les victoires de notre prince, et même les nouvelles découvertes du nouveau monde, semblent ajouter quelque chose à notre substance. Tenant à toutes ces choses, nous nous réjouissons de leur grandeur et de leur étendue : nous voudrions même que ce monde n’eût point de bornes ; et cette pensée de quelques philosophes, que les étoiles et les tourbillons sont infinis, non-seulement semble digne de Dieu, mais elle paraît encore très-agréable à l’homme, qui sent une secrète joie de faire partie de l’infini ; parce que, tout petit qu’il est en lui-même, il lui semble qu’il devienne comme infini en se répandant dans les êtres infinis qui l’environnent.

Il est vrai que l’union que nous avons avec tous les corps qui roulent dans ces grands espaces n’est pas fort étroite. Ainsi, elle n’est pas sensible à la plupart des hommes, et il y en à qui s’intéressent si peu dans les découvertes que l’on fait dans les cieux, que l’on pourrait bien croire qu’ils n’y sont point unis par la nature. si l’on ne savait d’ailleurs que c’est ou faute de connaissance, ou parce qu’ils tiennent trop à d’autres choses.

L’âme, quoique unie au corps qu’elle anime, ne sent pas toujours tous les mouvements qui s’y passent ; ou bien, si elle les sent, elle ne s’y applique pas toujours : la passion qui l’agite étant souvent plus grande que le sentiment qui la touche, elle semble tenir davantage à l’objet de sa passion qu’à son propre corps ; car c’est principalement par les passions que l’âme se répand au dehors et qu’elle sent qu’elle tient effectivement à tout ce qui l’en*ironne ; comme c’est principalement par le sentiment qu’elle se répand dans son corps et qu’elle reconnaît qu’elle est unie in toutes les parties qui le composent. Mais, comme on ne peut pas conclure que l’âme d’un passionné n’est pas unie à son corps. à cause qu’il s’offre à la mort, et qu’il ne s’intéresse point pour la conservation de sa vie : de même on ne doit pas s’imaginer que