Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/401

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cours de ma philosophie, me séparer de mon corps, de telle sorte que je ne m’inquiéterai point de ce qui s’y passe. J’ai des preuves démonstratives que mon bonheur n’en dépend point, que la douleur n’est point un mal ; et vous verrez, par l’air de mon visage et par la contenance ferme de tout le reste de mon corps, que ma philosophie me rend invulnérable.

Leur orgueil leur soutient le courage, mais il n’empêche pas qu’ils ne souffrent effectivement la douleur avec inquiétude et qu’ils ne soient misérables. Ainsi l’union qu’ils ont avec leur corps n’est point détruite ni leur douleur dissipée ; mais c’est que l’union qu’ils ont avec les autres hommes, fortifiée par le désir de leur estime, résiste en quelque sorte à cette autre union qu’ils ont avec leur propre corps. La vue sensible de ceux qui les regardent, et auxquels ils sont unis, arrête le cours des esprits qui accompagne la douleur, et efface sur leur visage l’air qu’elle y imprimait ; car, si personne ne les regardait, cet air de fermeté et de liberté d’esprit s’évanouirait incontinent. Ainsi les stoïciens ne résistent en quelque façon à l’union qu’ils ont avec leur corps qu’en se rendant davantage esclaves des autres hommes auxquels ils sont unis par la passion de la gloire. C’est donc une vérité constante que tous les hommes par la nature sont unis à toutes les choses sensibles, et que par le péché ils en sont dépendants. On le reconnaît assez par expérience, quoique la raison semble s’y opposer, et presque toutes les actions des hommes en sont des preuves sensibles et démonstratives.

Cette union qui est généralement dans tous les hommes, n’est pas d’une égale étendue ni d’une égale force dans tous les hommes. Car comme elle suit la connaissance de l’esprit, on peut dire que l’on n’est pas actuellement uni aux objets que l’on ne connaît pas. Un paysan dans sa chaumine ne prend point de part à la gloire de son prince et de sa patrie, mais seulement à la gloire de son village et de ceux d’alentour, parce que sa connaissance ne s’étend que jusque-là.

L’union de l’âme aux objets sensibles que l’on a vus et que l’on a goûtés est plus forte que l’union à ceux que l’on a seulement imagines et dont on a seulement ouï parler. C’est par le sentiment que nous nous unissons plus étroitement aux choses sensibles, rar le sentiment produit de bien plus grandes traces dans le cerveau et excite un mouvement d’esprit bien plus violent que la seule imagination.

Cette union n’est pas si forte dans ceux qui la combattent sans cesse pour s’attacher aux biens de l’esprit, que dans les autres