Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/465

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On peut s’instruire sur ce sujet en deux manières : ou par la raison toute pure, ou par le sentiment intérieur que l’on a de soi-même, lorsqu’on est agité de quelque passion. Par exemple, l’on sait par sa propre expérience qu’on est porté à juger désavantageusement de ceux que l’on n’aime pas, et à répandre, pour ainsi dire, toute la malignité de sa haine pour en couvrir l’objet de sa passion. L’on reconnaît aussi par la pure raison, que ne pouvant haïr que ce qui est mauvais, il est nécessaire, pour la conservation de la haine, que l’esprit se représente son objet par le côté le plus mauvais. Car enfin il suffit de supposer que toutes les passions se justifient, et qu’elles tournent l’imagination et ensuite l’esprit d’une manière propre à conserver leur propre émotion, pour conclure directement quels sont les jugements que toutes les passions nous font former.

Ceux qui ont l’imagination forte et vive, qui sont extrêmement sensibles, et fort sujets aux mouvements des passions, sïnstruisent parfaitement de ces choses par le sentiment qu’ils ont de ce qui se passe en eux ; et ils en parlent même d’une manière plus agréable, et quelquefois plus instructive, que ceux qui ont plus de raison que d’imagination. Car on ne doit pas penser que ceux qui découvrent le mieux les ressorts de l’amour-propre, qui pénètrent le mieux et qui développent d’une manière plus sensible les replis du cœur de l’homme, soient toujours les plus éclairés. C’est souvent une marque qu’ils sont plus vifs, plus imaginatifs, et quelquefois plus malins et plus corrompus que les autres.

Mais ceux qui sans consulter leur sentiment intérieur, ne se servent que de leur raison pour rechercher la nature des passions, et ce qu’elles sont capables de produire, s’ils ne sont pas toujours aussi pénétrants que les autres, ils sont toujours plus raisonnables et moins sujets à l’erreur ; car ils jugent des choses selon ce qu’elles sont en elles-mêmes. Ils voient à peu près ce que les passionnés peuvent faire, selon qu’ils les supposent plus ou moins émus ; et ik ne jugent pas témérairement des choses que les autres feront ou ne feront pas en telles rencontres, par celles qu’ils feraient eux-mêmes ; car ils savent bien que tous les hommes ne sont pas également sensibles pour les mêmes objets, ni également susceptibles des émotions involontaires. Ainsi, ce n’est point en consultant les sentiments que les passions excitent en nous, mais en consultant la raison, que nous devons parler des jugements qui accompagnent les passions ; de peur que nous ne nous fassions connaître nous-mêmes, au lieu de faire connaître la nature des passions en général.