Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/471

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force de l’imagination, d’une manière propre à former des traces profondes qui représentent cet objet. Ils plient et rompent même quelquefois par leur cours impétueux les fibres du cerveau, et l’imagination en demeure long-temps salie et corrompue ; car les plaies du cerveau ne se reprennent pas aisément, ses traces ne se ferment pas à cause que les esprits y passent sans cesse. Les traces du cerveau n’obéissent point à l’âme, elles ne s’effacent pas lorsqu’elle le souhaite, elles lui font au contraire violence et l’obligent même à considérer sans cesse les objets d’une manière qui l’agite et qui la trouble en faveur des passions. Ainsi les passions agissent sur l’imagination, et l’imagination corrompue fait effort contre la raison en lui représentant à toute heure les choses, non selon ce qu’elles sont en elles-mêmes afin que l’esprit prononce un jugement de vérité, mais selon ce qu’elles sont par rapport à la passion présente afin qu’il porte un jugement qui la favorise.

Les passions ne corrompent pas seulement l’imagination et l’esprit en leur faveur, elles produisent encore dans le reste du corps toutes les dispositions nécessaires à leur conservation. Les esprits qu’elles agitent ne s’arrêtent pas dans le cerveau, ils se portent, comme j’ai dit ailleurs, vers toutes les autres parties du corps. Ils se répandent principalement dans le cœur, dans le foie, dans la rate et dans les nerfs qui environnent les principales artères. Enfin ils se jettent dans les parties quelles qu’elles soient, qui peuvent fournir les esprits nécessaires à la conservation de la passion qui domine. Mais lorsque ces esprits se répandent ainsi dans toutes les parties du corps, ils y détruisent peu à peu tout ce qui peut résister à leurs cours, et ils y font un chemin si glissant et si rapide que le plus petit objet nous agite infiniment et nous porte par conséquent à former des jugements qui favorisent les passions. C’est ainsi qu’elles s’établissent et qu’elles se justifient.

Si l’on considère maintenant quelle peut être la constitution des fibres du cerveau, l’agitation et l’abondance des esprits et du sang dans les différents sexes et dans les différents âges, il sera assez facile de connaître à peu près à quelles passions certaines personnes sont plus sujettes, et, par conséquent, quels sont les jugements qu’elles forment des objets. Et pour en donner quelque exemple, je dis que l’on peut connaître à peu près par l’abondanre ou par la disette des esprits que l’on remarque dans différentes personnes, qu’une même chose leur étant également proposée et également expliquée, plusieurs formeront sur elle des jugements d’espérance et de joie, lorsque les autres en formeront de crainte et de tristesse.