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Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/470

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ceux qu’il a terrassés par des mots incompréhensibles, et presque toujours comme élevé au-dessus du commun des hommes. Il se flatte des louanges qu’on lui donne, des établissements qu’on lui propose, des recherches qu’on fait de sa personne. Il tient à tous les temps, il s’étend à tous les pays ; il ne se borne pas, comme les petits esprits, dans le temps présent, et, dans l’enceinte de sa ville, il se répand incessamment et son épanchement fait son plaisir. Combien donc de passions se mêlent avec celle qu’il a pour la fausse érudition, lesquelles travaillent toutes à la justifier, et sollicitent chaudement des jugements en sa faveur !

Si chaque passion n’agissait que pour elle sans se mettre en peine des autres, elles se dissiperaient toutes incontinent après leur naissance. Elles ne pourraient pas former assez de faux jugements pour leur subsistance, ni soutenir long-temps la vue de l’imagination contre la lumière de la raison. Mais tout est réglé dans nos passions de la manière la plus juste qui se puisse pour leur mutuelle conservation. Elles se fortifient les unes les autres, les plus éloignées se secourent ; et il suffit qu’elles ne soient pas ennemies déclarées, pour suivre entre elles toutes les règles d’une société bien ordonnée.

Si la passion de désir se trouvait seule, tous les jugements qu’elle formerait ne pourraient tendre qu’à représenter la possession du bien comme possible, car le désir d’amour précisément comme tel, n’est produit que par le jugement que l’on fait que la jouissance de quelque bien est possible. Ainsi ce désir ne pourrait former que des jugements sur la possibilité de la jouissance, puisque les jugements qui suivent et qui conservent les passions sont entièrement semblables à ceux qui les précèdent et qui les produisent. Mais le désir est animé par l’amour ; il est fortifié par l’espérance ; il est augmenté par la joie ; il est renouvelé par la crainte ; il est accompagné de courage, d’émulation, de colère et de plusieurs autres passions qui forment à leur tour des jugements dans une variété infinie, lesquels se succèdent les uns aux autres et soutiennent ce désir qui les a fait naître. Il ne faut donc pas être surpris si le désir pour une pure bagatelle, ou pour une chose qui nous est manifestement nuisible ou inutile, se justifie sans cesse contre la raison pendant plusieurs années ou pendant toute la vie d’un homme qui en est agité, puisqu’il y a tant de passions qui travaillent à sa justification. Voici en peu de mots comment les passions se justifient, car il faut expliquer les choses par des idées distinctes.

Toute passion agite le sang et les esprits. Les esprits agités sont conduits dans le cerveau par la vue sensible de l’objet ou par la