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Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/603

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déterminé. Je vais chercher d’abord la cause de la continuité, ou quel est ce je ne sais quoi qui fait que les parties d’un corps se tiennent si fort les unes aux autres qu’il faut faire effort pour les séparer. et qu’on les regarde comme ne faisant ensemble qu’un tout. Peepère que cette cause étant trouvée, il n’y aura pas grande difficulté à découvrir le reste.

Il me semble présentement qu’il est nécessaire que ce je ne sais quoi qui lie les parties mêmes les plus petites de ce morceau de fer que je tiens entre mes mains, soit quelque chose de bien puissant, puisqu’il faut que je fasse un très-grand effort pour en rompre une petite partie. Mais ne me trompé-je point ? ne se peut-il pas faire que cette difficulté que je trouve à rompre le moindre petit morceau de fer vienne de ma faiblesse et non pas de la résistance de ce fer : car je me souviens que j’ai fait autrefois plus d’effort que je n’en fais maintenant pour rompre un morceau de fer pareil à celui que je tiens ; et si je tombais malade il pourrait arriver que même avec de très-grands efforts je n’en pourrais venir à bout. Je vois bien que je ne dois pas juger absolument de la fermeté dont les parties du fer sont jointes ensemble par les efforts que je fais a les désunir. Je dois seulement juger qu’elles tiennent très-fort les unes aux autres par rapport à mon peu de force ; ou qu’elles se tiennent plus fort que les parties de ma chair, puisque les sentiments de douleur que j’ai en faisant trop d’efforts m’avertissent que je désunirai plutôt les parties de mon corps que celles du fer.

Je reconnais donc que de même que je ne suis point fort ou faible absolument, le fer ou les autres corps ne sont point durs ou flexiblea absolument, mais seulement par rapport à la cause qui agit contre eux ; et que les efforts que je fais ne peuvent me servir de règle pour mesurer la grandeur de la force qu’il faut employer pour vaincre la résistance et la dureté du fer. Car les règles doivent être invariables, et ces efforts varient selon les temps, selon l’abondance des esprits animaux et la dureté des chairs, puisque je ne puis pas toujours produire les mêmes effets en faisant les mêmes efforts.

Cette réflexion me délivre d’un préjugé que j’avais qui me faisait imaginer de forts liens pour unir les parties des corps ; lesquels liens ne sont peut-être point ; et j’espère qu’elle ne me sera pas inutile dans la suite, car j’ai une pente étrange à juger de tout par rapport à moi et à suivre les impressions de mes sens, à quoi je prendrai garde avec plus de soin. Mais continuons.

Après avoir pensé quelque temps et cherché avec quelque application la cause de cette étroite union sans avoir pu rien découvrir, je me sens porté par ma négligence et par ma nature à juger