Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/93

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extrêmement chaudes. Si en hiver on leur apportait à tous de l’eau un peu tiède pour se laver, ceux qui auraient les mains fort chaudes, se lavant d’abord les uns après les autres, pourraient bien dire : Voilà de l’eau bien froide, je n’aime point cela. Mais quand ce dernier qui a les mains extrêmement froides viendrait à la fin pour se laver, il dirait au contraire : Je ne sais pas pourquoi vous n’aimez pas l’eau froide, pourmoi je prends plaisir de sentir le froid, et de me laver.

Il est bien clair dans cet exemple, que quand ce dernier dirait : J’aime le froid, cela ne signifierait autre chose sinon qu’il aime la chaleur et qu’il la sent où les autres sentent le contraire.

Ainsi quand un homme dit : J’aime ce qui est amer, et je ne puis souffrir les douceurs, cela ne signifie autre chose sinon qu’il n’a pas les mêmes sensations que ceux qui disent qu’ils aiment les douceurs et qu’ils ont de l’aversion pour tout ce qui est amer.

Il est donc certain qu’une sensation qui est agréable à une personne l’est aussi à tous ceux qui la sentent ; mais que les mêmes objets ne la font pas sentir à tout le monde, à cause de la différente disposition des organes des sens : ce qu’il est de la dernière conséquence de remarquer pour la physique et pour la morale.

VI. On peut seulement ici faire une objection fort facile à résoudre, savoir : qu’il arrive quelquefois que des personnes qui aiment extrêmement de certaines viandes viennent enfin à en avoir horreur, ou parce qu’en les mangeant ils y ont trouvé quelque saleté mêlée qui les a surpris, ou parce qu’ils ont été fort malades à cause qu’ils en avaient pris avec excès, ou enfin pour d’autres raisons. Ces sortes de personnes, dira-t-on, n’aiment plus les mêmes sensations qu’ils aimaient autrefois, car ils les ont encore quand ils mangent les mêmes viandes, et cependant elles ne leur sont plus agréables.

Pour répondre à cette objection il faut prendre garde que quand ces personnes goûtent des viandes dont ils ont tant d’horreur et de dégoût, ils ont deux sensations bien différentes en même temps. Ils ont celle de la viande qu’ils mangent, l’objection le suppose, et ils ont encore une autre sensation de dégoût, qui vient par exemple de ce qu’ils imaginent fortement la saleté qu’ils ont vue mêlée avec ce qu’ils mangent. La raison de ceci est, que lorsque deux mouvements se sont faits dans le cerveau en même temps, l’un ne s’excite plus sans l’autre, si ce n’est après un temps considérable. Ainsi, parce que la sensation agréable ne vient jamais sans cette autre degoûtante, et que nous confondons les choses qui se font en meine temps, nous