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MANUEL D’ÉPICTÈTE.

choses qui de leur nature sont esclaves, et propres à toi celles qui sont étrangères, tu seras entravé, affligé, troublé, tu accuseras dieux et hommes[1]. Mais si tu crois tien cela seul qui est tien, et étranger ce qui en effet t’est étranger, nul ne te forcera jamais à faire une chose, nul ne t’en empêchera ; tu ne te plaindras de personne, tu n’accuseras personne ; tu ne feras pas involontairement une seule action ; personne ne te nuira, et d’ennemi, tu n’en auras point, car tu ne pourras pas même souffrir rien de nuisible[2].

IV. Aspirant donc à de si grandes choses, souviens-toi que ce n’est pas avec une ardeur médiocre qu’il faut t’y appliquer : parmi les objets étrangers, tu dois pour jamais dire adieu aux uns, et pour le présent ajourner les autres[3]. Car, si tu veux avoir en même temps et les vrais biens et les dignités ou les ri-

  1. Après les principes généraux du stoïcisme, nous voyons se dérouler les conséquences pratiques. On sait quelle importance les stoïciens comme les épicuriens attachaient à l’absence de trouble, à l’imperturbabilité, ἀταραξία. En ces jours de servitude et d’affaissement, chacun sentait le besoin de se retirer en soi-même dans un calme inaltérable, et pour ainsi dire de se fermer. Ce retour sur soi devait être profitable à la philosophie, qu’il ramenait des choses extérieures à la personne intérieure, des objets pensés au sujet pensant, des objets voulus à la volonté même, en un mot du point de vue intellectuel au point de vue moral.
  2. Selon les stoïciens, ce qui est mauvais et nuisible, bon et utile, ce n’est pas ce qu’on souffre, mais ce qu’on pense et veut : le mal ne pourra donc nous venir du dehors, et c’est pourquoi le sage, au-dehors, n’a pas d’ennemi. Le seul ennemi du stoïcien, c’est lui-même avec ses passions, ses craintes, ses désirs : aussi se garde-t-il de lui-même comme de quelqu’un qui sans cesse lui dresse des embûches (voir xlvii). Pour découvrir ces embûches il lui suffit de sa raison, et pour s’y soustraire, de sa volonté. Autour de lui, le stoïcien ne voit que des amis ; tout l’univers est plein d’amis : μεστὰ φίλων πάντα. De là dérivera la charité stoïque, déduite non d’un principe d’amour et d’expansion au dehors, mais d’un principe de dignité et de concentration au dedans.
  3. Il faut dire adieu aux choses absolument incompatibles avec la dignité et la liberté, par exemple le mensonge, la flatterie, la bassesse, etc. ; il faut ajourner les choses qui pourront être accidentellement compatibles avec la liberté, comme les biens, la réputation, etc.