Page:NRF 16.djvu/110

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

104 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

LES CRÉANCIERS, de Strindberg, au Théâtre de l'Qiuvre.

On peut détester l'art de Strindberg, on ne peut nier sa force, ni sa pénétration, ni même une sorte de grandeur farouche que finit par dégager un tel paroxysme de haine, de pessimisme et de mépris. Quand même il y aurait, entre Strindberg et le public français, un fossé difficile à franchir, l'ignorance où nous restons à l'égard de cette œuvre considérable touche au ridicule, et nous devons être reconnaissants à M. Lugné-Poé d'avoir, une fois de plus, comblé une regrettable lacune en portant les Créanciers sur la scène de l'Œuvre. Bientôt Gémier et notre ami Gaston Baty monteront la Danse de la Mort. Voilà qui nous permettra un commencement de mise au point.

Avant la guerre, nous ne voyions pas sans étonnement l'Alle- magne peu à peu octroyer à Strindberg la place qu'avait détenue Ibsen. Nous nous l'expliquions par l'incroyable docilité du public allemand qu'on mène où l'on veut avec des théories. Nous nous trompions. La fureur dont bénéficie Strindberg n'a fait que s'accroître depuis la « révolution », et ses pièces envahissent les théâtres en une telle profusion qu'il faut bien voir dans cette passion autre chose qu'une mode littéraire. En somme, l'Allemagne mécontente, tourmentée de crises, avide de sensations fortes et d'oubli, a trouvé dans les œuvres de Strindberg une sorte de Grand-Guignol qui excite ses nerfs, sa dureté, tout en flattant son goût pour les abîmes psychologiques. Ce qui l'attire vers ce théâtre, c'est sans doute ce qu'on y trouve de plus détestable : une certaine odeur de cage à fauves, la même hystérie et le même grincement que dans la musique de Strauss, une sensualité morne, à base de haine et de cruauté, et cette façon de flétrissure en quoi consiste si souvent le raffine- ment chez un Allemand qui se déniaise. Il y a de tout cela dans les Créanciers, mais avec une discrétion relative. Certes, nous nous passerions bien volontiers de cette attaque d'épilepsie à laquelle il nous faut assister non pas une fois seulement mais deux, si ce n'est trois ; et il y aurait moyen de nous faire com- prendre qu'un homme est une loque, que sa moelle épinière n'en peut plus, sans nous le montrer flagcoUant surdes béquilles, balbutiant et pleurant d'un bout à l'autre de la pièce. C'est la

�� �