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AU GRÉ DES FLOTS

dans les champs, son regard se portait souvent par delà du cercle limité des eaux, vers celui que son cœur appelait. Il était là sur cette mer bleuâtre et il reviendrait dans quelques semaines. Et une vague immense d’un clair bonheur l’enserrait à cette pensée du retour. C’était l’assomption de tout son être dans le palais enchanté de son amour. Et quand elle passait près de la fenêtre, pour mener ses chevaux à la grange, elle y voyait la pâle silhouette de sa sœur qui lisait.

C’était bien l’automne cette fois. De gros nuages se pourchassaient à l’horizon, le ciel était gris et nostalgique, le vent soufflait sans but et sans trêve, l’océan moutonnait à perte de vue. Les pêcheurs revenaient et s’installaient au foyer pour l’hiver. On se préparait pour la rude saison qui allait commencer. On serrait les engins de pêche, les filets, les instruments agricoles. Le père d’Hortense n’était pas encore arrivé.

La jeune fille s’occupa d’établer les animaux. C’était des courses folles après les brebis qui déshabituées ne voulaient pas rentrer, les vaches qu’elle faisait ranger dans leurs stalles, autour du cou desquelles elle passait un carcan qu’elle attachait d’un coup brusque.

L’attente délicieuse de Pierre adoucissait ses pénibles labeurs. À chaque instant elle jetait ses regards sur les eaux glauques et en sondait les profondeurs. Elle saurait bien reconnaître son bateau. Un après-midi elle vit tout au fond de l’horizon une embarcation toutes voiles dehors, poussée par le vent. C’était Pierre, elle reconnaissait bien son vaisseau. Un grand éblouissement s’empara d’elle. Que se passait-il dans son cœur ? D’étranges murmures l’assourdissaient. Elle s’arrêta pour laisser ce vaste tumulte se calmer. Enfin il était arrivé ! Elle entra et dit à Mai d’une voix où tremblait un peu l’émotion :

« Je pense que Pierre Legrand est arrivé ».

— « Je ne sais pas, dit la jeune fille tirée de sa rêverie. Je n’ai pas regardé le port. D’ailleurs je ne saurais distinguer un bateau d’un autre ».

Il n’en fut pas dit davantage. L’indifférence de Mai la rassura.