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AU GRÉ DES FLOTS

et il ne comprenait toujours pas. Les années passèrent toutes pareilles parmi ses arrivées et ses départs successifs, et l’homme ne comprenait pas la femme qui vivait pour lui, et par lui, qui à cause de lui avait connu tous les devoirs et les fardeaux de l’épouse sans en goûter les douceurs ni les consolations. L’enfant était maintenant un jeune homme qui accompagnait son père en mer et Hortense vieillissait, toujours fidèle. C’était maintenant une femme défigurée par les forts travaux, le visage ridé, les cheveux blanchis, les mains gercées, mais belle encore de toute l’auréole de la bonté, d’un amour toujours jeune. Toujours active elle n’épargnait pas ses forces. Or il arriva qu’elle fût malade. Épuisée à la fois par les labeurs, minée par un feu intérieur toujours consumant, elle fut sur le point de mourir.

Pierre l’entoura de soins. Il savait toute l’étendue de la dette qu’il lui devait, mais elle sentit que c’était bien la fin. Puisqu’elle allait mourir, elle pouvait bien lui dévoiler son secret. Elle lui ouvrit les digues de son cœur qu’elle avait refoulées pendant tant d’années.

« Vous rappelez-vous cette fête de l’Assomption où nous avons dansé plusieurs fois ensemble ? Toute ma vie est là. Dès ce moment, j’ai été à vous ».

L’homme fut atterré de tant d’années de silence et de dévouement.

« J’ai brisé votre vie, dit-il, c’est trop injuste. Vivez, nous aurons encore plusieurs années de bonheur ».

— « Non, il est trop tard ».

Depuis, on voit, tous les dimanches, deux hommes, le père et le fils, aller prier sur deux tombes.