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Page:Raîche - Les dépaysés, c1929.djvu/50

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les dépaysés

d’elles promettait. Il aimait cette ferme qui avait appartenu à sa famille depuis plusieurs générations. Il en connaissait tous les plis et tous les vallonnements. Elle avait pour lui un langage qu’il comprenait. Les retours réguliers des semailles, des moissons et du sommeil d’hiver avaient été tous les espoirs de sa vie. Il y avait vécu heureux, sans revers et sans grandes épreuves. Et maintenant qu’il s’apprêtait à la léguer à son fils, les événements de la Grande Guerre assombrissaient ses vieux jours.

Le Gouvernement canadien venait de voter la conscription. Son fils Paul était d’âge d’être conscrit. On l’avait même notifié de paraître à l’appel général. Des amis, au nombre desquels le curé de la paroisse, avaient fait des instances auprès des autorités pour qu’il restât au pays, étant le seul soutien d’un vieux père, d’une vieille mère et d’une sœur unique, le seul qui pût vaquer aux travaux de la ferme. Que deviendraient nos terres, avait-on dit, si tous nos bras valides s’en allaient ? On n’avait pas encore répondu à cette requête et toute la famille attendait avec anxiété.

Le vieillard était tout à ses pensées. La perspective de ce départ probable le hantait et l’oppressait. La guerre avec toutes ses fatalités lui enlèverait-elle son fils définitivement ? Et il se voyait seul à soixante-dix ans, gardien impotent de cette ferme anxieuse d’être remuée par des bras jeunes et vigoureux. Il entrevoyait la nécessité de laisser passer à des étrangers cette propriété, héritage de tant de générations qui portaient son nom. Ces sombres pensées, qui rendaient ses mains plus tremblantes et retardaient son travail, lui apportaient le témoignage irréfragable de son âge et de son incapacité. Il se dé-