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Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/150

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Parlez : nous sommes seuls. Notre ennemi, trompé,
Tandis que je vous parle, est ailleurs occupé.
Ménageons les moments de cette heureuse absence.

JUNIE.

Vous êtes en des lieux tout pleins de sa puissance :
Ces murs mêmes, seigneur, peuvent avoir des yeux ;
Et jamais l’empereur n’est absent de ces lieux.

BRITANNICUS.

Et depuis quand, madame, êtes-vous si craintive ?
Quoi ! déjà votre amour souffre qu’on le captive ?
Qu’est devenu ce cœur qui me jurait toujours
De faire à Néron même envier nos amours ?
Mais bannissez, madame, une inutile crainte :
La foi dans tous les cœurs n’est pas encore éteinte ;
Chacun semble des yeux approuver mon courroux ;
La mère de Néron se déclare pour nous.
Rome, de sa conduite elle-même offensée…

JUNIE.

Ah ! seigneur ! vous parlez contre votre pensée.
Vous-même vous m’avez avoué mille fois
Que Rome le louait d’une commune voix ;
Toujours à sa vertu vous rendiez quelque hommage ;
Sans doute la douleur vous dicte ce langage.

BRITANNICUS.

Ce discours me surprend, il le faut avouer :
Je ne vous cherchais pas pour l’entendre louer.
Quoi ! pour vous confier la douleur qui m’accable,
À peine je dérobe un moment favorable ;
Et ce moment si cher, madame, est consumé
À louer l’ennemi dont je suis opprimé !
Qui vous rend à vous-même, en un jour, si contraire ?
Quoi ! même vos regards ont appris à se taire ?
Que vois-je ? Vous craignez de rencontrer mes yeux !
Néron vous plairait-il ? Vous serais-je odieux ?
Oh ! si je le croyais… Au nom des dieux, madame,
Éclaircissez le trouble où vous jetez mon âme.
Parlez. Ne suis-je plus dans votre souvenir ?

JUNIE.

Retirez-vous, seigneur ; l’empereur va venir.

BRITANNICUS.

Après ce coup, Narcisse, à qui dois-je m’attendre[1] ?

NÉRON, JUNIE, NARCISSE.
NÉRON.

Madame…

JUNIE.

Madame… Non, seigneur, je ne puis rien entendre.
Vous êtes obéi. Laissez couler du moins
Des larmes dont ses yeux ne seront pas témoins.


Scène VIII.

NÉRON, NARCISSE.
NÉRON.

Eh bien ! de leur amour tu vois la violence,
Narcisse : elle a paru jusque dans son silence !
Elle aime mon rival, je ne puis l’ignorer ;
Mais je mettrai ma joie à le désespérer.
Je me fais de sa peine une image charmante ;
Et je l’ai vu douter du cœur de son amante.
Je la suis. Mon rival t’attend pour éclater :
Par de nouveaux soupçons, va, cours le tourmenter ;
Et tandis qu’à mes yeux on le pleure, on l’adore,
Fais-lui payer bien cher un bonheur qu’il ignore.

NARCISSE, seul.

La fortune t’appelle une seconde fois,
Narcisse : voudrais-tu résister à sa voix ?
Suivons jusques au bout ses ordres favorables ;
Et, pour nous rendre heureux, perdons les misérables.




ACTE TROISIÈME.





Scène première.

NÉRON, BURRHUS.
BURRHUS.

Pallas obéira, seigneur.

NÉRON.

Pallas obéira, seigneur. Et de quel œil
Ma mère a-t-elle vu confondre son orgueil ?

BURRHUS.

Ne doutez point, seigneur, que ce coup ne la frappe ;
Qu’en reproches bientôt sa douleur ne s’échappe.
Ses transports dès longtemps commencent d’éclater.
À d’inutiles cris puissent-ils s’arrêter !

NÉRON.

Quoi ! de quelque dessein la croyez-vous capable ?

BURRHUS.

Agrippine, seigneur, est toujours redoutable :
Rome et tous vos soldats révèrent ses aïeux ;
Germanicus son père est présent à leurs yeux.
Elle sait son pouvoir ; vous savez son courage ;
Et ce qui me la fait redouter davantage,
C’est que vous appuyez vous-même son courroux,
Et que vous lui donnez des armes contre vous.

NÉRON.

Moi, Burrhus ?

BURRHUS.

Moi, Burrhus ? Cet amour, seigneur, qui vous possède…

NÉRON.

Je vous entends, Burrhus. Le mal est sans remède :

  1. Dans toutes les éditions faites pendant la vie de l’auteur, on lit ce vers tel qu’il est imprimé ici ; on ne peut donc douter que Racine n’ait mis, à qui dois je m’attendre, et n’ait préféré l’exactitude du sens à celle de la grammaire. (G.)