Aller au contenu

Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/151

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mon cœur s’en est plus dit que vous ne m’en direz ;
Il faut que j’aime enfin.

BURRHUS.

Il faut que j’aime enfin. Vous vous le figurez,
Seigneur ; et, satisfait de quelque résistance,
Vous redoutez un mal faible dans sa naissance.
Mais si dans son devoir votre cœur affermi
Voulait ne point s’entendre avec son ennemi ;
Si de vos premiers ans vous consultiez la gloire ;
Si vous daigniez, seigneur, rappeler la mémoire
Des vertus d’Octavie indignes de ce prix,
Et de son chaste amour vainqueur de vos mépris ;
Surtout si, de Junie évitant la présence,
Vous condamniez vos yeux à quelques jours d’absence ;
Croyez-moi, quelque amour qui semble vous charmer,
On n’aime point, seigneur, si l’on ne veut aimer.

NÉRON.

Je vous croirai, Burrhus, lorsque dans les alarmes
Il faudra soutenir la gloire de nos armes,
Ou lorsque, plus tranquille, assis dans le sénat,
Il faudra décider du destin de l’État ;
Je m’en reposerai sur votre expérience.
Mais, croyez-moi, l’amour est une autre science,
Burrhus ; et je ferais quelque difficulté
D’abaisser jusque-là votre sévérité.
Adieu. Je souffre trop, éloigné de Junie.


Scène II.

BURRHUS.

Enfin, Burrhus, Néron découvre son génie :
Cette férocité que tu croyais fléchir
De tes faibles liens est prête à s’affranchir.
En quels excès peut-être elle va se répandre !
Ô dieux ! en ce malheur quel conseil dois-je prendre ?
Sénèque, dont les soins me devraient soulager,
Occupé loin de Rome, ignore ce danger.
Mais quoi ! si d’Agrippine excitant la tendresse
Je pouvais… La voici : mon bonheur me l’adresse.


Scène III.

AGRIPPINE, BURRHUS, ALBINE.
AGRIPPINE.

Eh bien ! je me trompais, Burrhus, dans mes soupçons !
Et vous vous signalez par d’illustres leçons !
On exile Pallas, dont le crime peut-être
Est d’avoir à l’empire élevé votre maître.
Vous le savez trop bien ; jamais, sans ses avis,
Claude qu’il gouvernait n’eût adopté mon fils.
Que dis-je ? À son épouse on donne une rivale ;
On affranchit Néron de la foi conjugale :
Digne emploi d’un ministre ennemi des flatteurs,
Choisi pour mettre un frein à ses jeunes ardeurs,
De les flatter lui-même, et nourrir dans son âme
Le mépris de sa mère et l’oubli de sa femme !

BURRHUS.

Madame, jusqu’ici c’est trop tôt m’accuser ;
L’empereur n’a rien fait qu’on ne puisse excuser.
N’imputez qu’à Pallas un exil nécessaire :
Son orgueil dès longtemps exigeait ce salaire ;
Et l’empereur ne fait qu’accomplir à regret
Ce que toute la cour demandait en secret.
Le reste est un malheur qui n’est point sans ressource :
Des larmes d’Octavie on peut tarir la source.
Mais calmez vos transports ; par un chemin plus doux,
Vous lui pourrez plus tôt ramener son époux :
Les menaces, les cris, le rendront plus farouche.

AGRIPPINE.

Ah ! l’on s’efforce en vain de me fermer la bouche.
Je vois que mon silence irrite vos dédains ;
Et c’est trop respecter l’ouvrage de mes mains.
Pallas n’emporte pas tout l’appui d’Agrippine :
Le ciel m’en laisse assez pour venger ma ruine.
Le fils de Claudius commence à ressentir
Des crimes dont je n’ai que le seul repentir.
J’irai, n’en doutez point, le montrer à l’armée,
Plaindre aux yeux des soldats son enfance opprimée,
Leur faire, à mon exemple, expier leur erreur.
On verra d’un côté le fils d’un empereur
Redemandant la foi jurée à sa famille,
Et de Germanicus on entendra la fille ;
De l’autre, l’on verra le fils d’Ænobarbus,
Appuyé de Sénèque et du tribun Burrhus,
Qui, tous deux de l’exil rappelés par moi-même,
Partagent à mes yeux l’autorité suprême.
De nos crimes communs je veux qu’on soit instruit ;
On saura les chemins par où je l’ai conduit :
Pour rendre sa puissance et la vôtre odieuses,
J’avoûrai les rumeurs les plus injurieuses ;
Je confesserai tout, exils, assassinats,
Poison même…

BURRHUS.

Poison même… Madame, ils ne vous croiront pas :
Ils sauront récuser l’injuste stratagème
D’un témoin irrité qui s’accuse lui-même.
Pour moi, qui le premier secondai vos desseins,
Qui fis même jurer l’armée entre ses mains,
Je ne me repens point de ce zèle sincère.
Madame, c’est un fils qui succède à son père.
En adoptant Néron, Claudius, par son choix,
De son fils et du vôtre a confondu les droits.
Rome l’a pu choisir. Ainsi, sans être injuste,
Elle choisit Tibère adopté par Auguste ;
Et le jeune Agrippa, de son sang descendu,
Se vit exclu du rang vainement prétendu.
Sur tant de fondements sa puissance établie
Par vous-même aujourd’hui ne peut être affaiblie :
Et, s’il m’écoute encor, madame, sa bonté