Aller au contenu

Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/152

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Vous en fera bientôt perdre la volonté.
J’ai commencé, je veux poursuivre mon ouvrage.


Scène IV.

AGRIPPINE, ALBINE.
ALBINE.

Dans quel emportement la douleur vous engage,
Madame ! L’empereur puisse-t-il l’ignorer !

AGRIPPINE.

Ah ! lui-même à mes yeux puisse-t-il se montrer !

ALBINE.

Madame, au nom des dieux, cachez votre colère.
Quoi ! pour les intérêts de la sœur ou du frère,
Faut-il sacrifier le repos de vos jours ?
Contraindrez-vous César jusque dans ses amours ?

AGRIPPINE.

Quoi ! tu ne vois donc pas jusqu’où l’on me ravale,
Albine ? C’est à moi qu’on donne une rivale.
Bientôt, si je ne romps ce funeste lien,
Ma place est occupée, et je ne suis plus rien.
Jusqu’ici d’un vain titre Octavie honorée,
Inutile à la cour, en était ignorée :
Les grâces, les honneurs, par moi seule versés,
M’attiraient des mortels les vœux intéressés.
Une autre de César a surpris la tendresse :
Elle aura le pouvoir d’épouse et de maîtresse ;
Le fruit de tant de soins, la pompe des Césars,
Tout deviendra le prix d’un seul de ses regards.
Que dis-je ? l’on m’évite, et déjà délaissée…
Ah ! je ne puis, Albine, en souffrir la pensée.
Quand je devrais du ciel hâter l’arrêt fatal,
Néron, l’ingrat Néron… Mais voici son rival.


Scène V.

BRITANNICUS, AGRIPPINE, NARCISSE, ALBINE.
BRITANNICUS.

Nos ennemis communs ne sont pas invincibles,
Madame ; nos malheurs trouvent des cœurs sensibles :
Vos amis et les miens, jusqu’alors si secrets,
Tandis que nous perdions le temps en vains regrets,
Animés du courroux qu’allume l’injustice,
Viennent de confier leur douleur à Narcisse.
Néron n’est pas encor tranquille possesseur
De l’ingrate qu’il aime au mépris de ma sœur.
Si vous êtes toujours sensible à son injure,
On peut dans son devoir ramener le parjure.
La moitié du sénat s’intéresse pour nous :
Sylla, Pison, Plautus…

AGRIPPINE.

Sylla, Pison, Plautus… Prince, que dites-vous ?
Sylla, Pison, Plautus, les chefs de la noblesse !

BRITANNICUS.

Madame, je vois bien que ce discours vous blesse,
Et que votre courroux, tremblant, irrésolu,
Craint déjà d’obtenir tout ce qu’il a voulu.
Non, vous avez trop bien établi ma disgrâce ;
D’aucun ami pour moi ne redoutez l’audace :
Il ne m’en reste plus ; et vos soins trop prudents
Les ont tous écartés ou séduits dès longtemps.

AGRIPPINE.

Seigneur, à vos soupçons donnez moins de créance ;
Notre salut dépend de notre intelligence.
J’ai promis, il suffit. Malgré vos ennemis,
Je ne révoque rien de ce que j’ai promis.
Le coupable Néron fuit en vain ma colère :
Tôt ou tard il faudra qu’il entende sa mère.
J’essaîrai tour à tour la force et la douceur ;
Ou moi-même, avec moi conduisant votre sœur,
J’irai semer partout ma crainte et ses alarmes,
Et ranger tous les cœurs du parti de ses larmes.
Adieu. J’assiégerai Néron de toutes parts.
Vous, si vous m’en croyez, évitez ses regards.


Scène VI.

BRITANNICUS, NARCISSE.
BRITANNICUS.

Ne m’as-tu point flatté d’une fausse espérance ?
Puis-je sur ton récit fonder quelque assurance,
Narcisse ?

NARCISSE.

Narcisse ? Oui. Mais, seigneur, ce n’est pas en ces lieux
Qu’il faut développer ce mystère à vos yeux.
Sortons. Qu’attendez-vous ?

BRITANNICUS.

Sortons. Qu’attendez-vous ? Ce que j’attends, Narcisse ?
Hélas !

NARCISSE.

Hélas ! Expliquez-vous.

BRITANNICUS.

Hélas ! Expliquez-vous. Si par ton artifice,
Je pouvais revoir…

NARCISSE.

Je pouvais revoir… Qui ?

BRITANNICUS.

Je pouvais revoir… Qui ? J’en rougis. Mais enfin
D’un cœur moins agité j’attendrais mon destin.

NARCISSE.

Après tous mes discours, vous la croyez fidèle ?

BRITANNICUS.

Non, je la crois, Narcisse, ingrate, criminelle,
Digne de mon courroux ; mais je sens, malgré moi
Que je ne le crois pas autant que je le doi.