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MÉMOIRES SUR LA VIE ET LES OUVRAGES DE JEAN RACINE.


Euripide, qu’il savait presque par cœur. Il avait une mémoire surprenante. Il trouva par hasard le roman grec des Amours de Théagène et Chariclée. Il le dévorait, lorsque le sacristain Claude Lancelot, qui le surprit dans cette lecture, lui arracha le livre et le jeta au feu[1]. Il trouva le moyen d’en avoir un autre exemplaire qui eut le même sort, ce qui l’engagea à en acheter un troisième ; et pour n’en plus craindre la proscription, il l’apprit par cœur, et le porta au sacristain, en lui disant : « Vous pouvez brûler encore celui-ci comme les « autres. »

Il fit connaître à Port-Royal sa passion plutôt que son talent pour les vers, par sept odes qu’il composa sur les beautés champêtres de sa solitude, sur les bâtiments de ce monastère, sur le paysage, les prairies, les bois, l’étang, etc.[2]. Le hasard m’a fait trouver ces odes, qui n’ont rien d’intéressant, même pour les personnes curieuses de tout ce qui est sorti de la plume des écrivains devenus fameux : elles font seulement voir qu’on ne doit pas juger du talent d’un jeune homme par ses premiers ouvrages. Ceux qui lurent alors ces odes ne purent pas soupçonner que l’auteur deviendrait dans peu l’auteur d’Andromaque.

Il était, à cet âge, plus heureux dans la versification latine que dans la française ; il composa quelques pièces en vers latins, qui sont pleines de feu et d’harmonie. Je ne rapporterai pas une élégie sur la mort d’un gros chien qui gardait la cour de Port-Royal, à la fin de laquelle il promet par ses vers l’immortalité à ce chien, qu’il nomme Rabotin.


Semper honor, Rabotine, tuus, laudesque manebunt ;

Carminibus vives tempus in omne meis.


On jugera mieux de ses vers latins par la pièce suivante, que je ne donne pas entière, quoique dans l’ouvrage d’un poëte de quatorze ans tout soit excusable[3].


AD CHRISTUM[4].


« O qui perpetuo moderaris sidera motu,

« Fulmine qui terras imperioque regis,

« Summe Deus, magnum rebus solamen in arctis,

« Una salus famulis præsidiumque tuis, »

Sancte parens, facilem præbe implorantibus aurem,

Atque humiles placida suscipe mente preces ;

« Huc adsis tantum, et propius res aspice nostras,

« Leniaque afflictis lumina mitte locis. »

Hanc tutare domum, quæ per discrimina mille,

Mille per insidias vix superesse potest.

Aspice ut infandis jacet objectata periclis,

Ut timet hostiles irrequieta manus.

Nulla dies terrore caret, tinemque timoris

Innovat infenso major ad hoste metus.

Undique crudelem conspiravere ruinam,

Et miseranda parant vertere tecta solo.

Tu spes sola, Deus, miseræ. Tibi vota precesque

Fundit in immensis nocte dieque malis.

« Quem dabis æterno finem, rex magne, labori ?

« Quis dabitur bellis invidiæque modus ?

« Nullane post longos requies speranda tumultus ?

« Gaudia sedato nulla dolore manent ?

« Sicne adeo pietas vitiis vexatur inultis ?

« Debita virtuti præmia crimen habet. »

Aspice virgineum castis penetralibus agmen,

Aspice devotos, sponse benigne, choros.

Hic sacra illæsi servantes jura pudoris,

Te ventente die, te fugiente vocant.

Cœlestem liceat sponsum superare precando :

Fas sentire tui numina magna patris.

Hue quoque nos quondam tot tempestatibus actos

Abripuit flammis gratia sancta suis.

Ast eadem insequitur mœstis fortuna periclis :

Ast ipso in portu sæva procella furit.

Pacem, summe Deus, pacem te poscimus omnes ;

Succedant longis paxque diesque malis.

Te duce disruptas pertransiit Israel undas :

Hos habitet portus, te duce, vera salus.

« Hie nemora, hic nullis quondam loca cognita muris,

« Hic horrenda tuis laudibus antra sonant.

« Huc tua dilectas deduxit gratia turmas,

« Hinc ne unquam Stygii moverit ira noti. »


En parlant des ouvrages de sa première jeunesse, qu’on peut appeler son enfance, je ne dois point oublier sa traduction des hymnes des féries du Bréviaire romain. Boileau disait qu’il l’avait faite à Port-Royal, et que M. de Sacy, qui avait traduit celles des dimanches et de toutes les fêtes pour les Heures de Port-Royal, en fut jaloux ; et voulant le détourner de faire des vers, lui représenta que la poésie n’était point son talent. Ce que disait Boileau demande une explication. Les hymnes des féries imprimées dans le Bréviaire romain, traduit par M. le Tourneux, ne sont pas certainement l’ouvrage d’un jeune homme ; et celui qui faisait les odes sur les bois, l’étang et le paysage de Port-Royal, n’était pas encore capable de faire de pareils vers. Je ne doute pas cependant qu’il ne soit auteur de la traduction de ces hymnes ; mais il faut qu’il les ait traduites dans un âge avancé, ou qu’il les ait depuis retouchées avec tant de soin, qu’il en ait fait un nouvel ouvrage. On lit, en effet, dans les Hommes illustres de M. Perrault, que longtemps après les avoir composées, il leur donna la dernière perfection. La traduction du Bréviaire romain fut condamnée[5] par l’archevêque de Paris, pour des raisons qui n’avaient aucun rapport à la traduction de ces hymnes. Cette condamnation donna lieu dans la suite à un mot que rapportent plusieurs personnes, et que je ne garantis pas. Le roi, dit-on, exhortait mon père à faire quelques vers de piété : « J’en ai voulu faire, répondit-il, on les a condamnés. »

Il ne fut que trois ans à Port-Royal; et ceux qui savent combien il était avancé dans les lettres grecques et latines n’en sont point étonnés, quand ils font réflexion qu’un génie aussi vif que le sien, animé par une grande passion pour l’étude, et conduit par d’excellents maîtres, marchait rapidement. Au sortir de Port-Royal, il vint à Paris, et fit sa logique au collége d’Harcourt, d’où il écrivit à un de ses amis:


Lisez cette pièce ignorante,
Où ma plume si peu coulante
Ne fait voir que trop clairement.
Pour vous parler sincèrement,
Que je ne suis pas un grand maître.
Hélas ! comment pourrais-je l’être !
Je ne respire qu’arguments;
Ma tête est pleine à tous moments
De majeures et de mineures, etc.

  1. Lancelot eut la plus grande part à la célèbre Grammaire de Port-Royal. On lui doit aussi les meilleurs éléments des langues grecque, latine, espagnole, italienne, et plusieurs autres ouvrages. Il s’était chargé d’enseigner le grec à Racine, et c’était le plus grand service que l’érudition pût rendre au talent. (A. M.)
  2. Ces odes se trouvent dans cette édition. Elles sont d’un grand intérêt, puisqu’elles offrent le point d’où Racine est parti pour arriver jusqu’à Athalie. (A. M.)
  3. Il y a encore ici une erreur sur l’âge de Racine, erreur qu’il est facile de rectifier, d’après notre observation précédente. Nous croyons devoir citer la pièce entière, en plaçant des guillemets aux vers que Louis Racine avait supprimés. (A. M.)
  4. On reconnaît dans cette pièce un jeune homme nourri des bons poëtes latins, dont il sait employer à propos les tours et les expressions. C’est en imitant les anciens dans leur langue que Racine est parvenu à servir à jamais de modèle dans la sienne.
  5. Elle fut condamnée uniquement comme version en langue vulgaire. (L. R.) Ces hymnes sont recueillies dans cette édition.