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Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/17

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MÉMOIRES SUR LA VIE DE JEAN RACINE.

En 1660, le mariage du roi ouvrit à tous les poêtes une carrière dans laquelle ils signalèrent à l’envi leur zèle et leurs talents. Mon père, très-inconnu encore, entra comme les autres dans la carrière, et composa l’ode intitulée la Nymphe de la Seine. Il pria M. Vitart, son oncle, « le la porter à Chapelain 1[1], qui présidait alors sur tout le Parnasse, et par sa grande réputation poétique, qu’il n’avait point encore perdue, et par la confiance qu’avait en lui M. Colbert pour ce qui regardait les lettres. Chapelain découvrit un poète naissant dans cette ode, qu’il loue beaucoup, et parmi quelques fautes qu’il y remarqua, il releva la bévue du jeune homme, qui avait mis des Tritons dans la Seine. L’auteur, honoré des critiques de Chapelain, corrigea son ode ; et la nécessité de changer une stance pour réparer sa bévue, le mit en très-mauvaise humeur contre les Tritons, comme il paraît par une de ses lettres. Chapelain le prit en amitié, lui offrit ses avis et ses services, et non content de les lui offrir, parla de lui et de son oncle si avantageusement à M. Colbert, que ce ministre lui envoya cent louis de la part du roi, et peu après le fit mettre sur l’état pour une pension de six cents livres en qualité d’homme de lettres. Les honneurs soutiennent les arts. Quel sujet d’émulation pour un jeune homme, très-inconnu au public et à la cour, de recevoir de la part du roi et de son ministre une bourse de cent louis ! et quelle gloire pour le ministre qui sait découvrir les talents qui ne commencent qu’à naître, et qui ne connait pas encore celui même qui les possède !

Il composa en ce même temps un sonnet qui, quoique fort innocent, lui attira, aussi bien que son ode, de vives réprimandes de Port-Royal, où l’on craignait beaucoup pour lui sa passion démesurée pour les vers. On eût mieux aimé qu’il se fût appliqué à l’étude de la jurisprudence, pour se rendre capable d’être avocat, ou que du moins il eût voulu consentir à accepter quelqu’un de ces emplois qui, sans conduire à la fortune, procurent une aisance de la vie capable de consoler de l’ennui de cette espèce de travail, et de la dépendance plus ennuyeuse encore que le travail. Il ne voulait point entendre parler d’occupations contraires au génie des Muses ; il n’aimait que les vers, et craignait en même temps les réprimandes de Port-Royal. Cette crainte était cause qu’il n’osait montrer ses vers à personne, et qu’il écrivait à un ami : « Ne pouvant vous consulter, j’étais prêt à consulter, comme Malherbe, une vieille servante qui est chez nous, si je ne m’étais aperçu qu’elle est janséniste comme son maître, et qu’elle pourrait me déceler, ce qui serait ma ruine entière, vu que je reçois tous les jours lettres sur lettres, ou plutôt excommunications sur excommunications à cause de mon triste sonnet 2[2]. » Voici ce triste sonnet ; il le fit pour célébrer la naissance d’un enfant de madame Vitart, sa tante 3[3] :

Il est temps que la nuit termine sa carrière :



Un astre tout nouveau vient de naître en ces lieux,
Déjà tout l’horizon s’aperçoit de ses feux,
Il échauffe déjà dans sa pointe première.


Et toi, fille du jour, qui nais devant ton père.
Belle aurore, rougis, ou le cache à nos yeux :
Cette nuit un soleil est descendu des cieux,
Dont le nouvel éclat efface ta lumière.


Toi qui dans ton matin parais déjà si grand.
Bel astre, puisses-tu n’avoir point de couchant !
Sois toujours en beautés une aurore naissante.


A ceux de qui tu sors puisses-tu ressembler !
Sois digne de Daphnis et digne d’Amaranthe :
Pour être sans égal, il les faut égaler.


Ce sonnet, dont il était sans doute très-content à cause de la chute, et à cause de ce vers. Fille du jour, qui nais devant ton père, prouve, ainsi que les strophes des odes que j’ai rapportées, qu’il aimait alors ces faux brillants, dont il a été depuis si grand ennemi. Les principes s du bon goût, qu’il avait pris dans la lecture des anciens et dans les leçons de Port-Royal, ne l’empêchaient pas, dans le feu de sa première jeunesse, de s’écarter de la nature, dont il s’écarte encore dans plusieurs vers de la Thébaïde ! Boileau sut l’y ramener.

Il fut obligé d’aller passer quelque temps à Chevreuse, où M. Vitart, intendant de cette maison, et chargé de faire faire quelques réparations au château, l’envoya, en lui donnant le soin de ces réparations. Il s’ennuya si fort de cette occupation et de ce séjour, qui lui parut une captivité, qu’il datait les lettres qu’il en écrivait, de Babylone. On en trouvera deux parmi celles de sa jeunesse.

On songea enfin sérieusement à lui faire prendre un parti ; et l’espérance d’un bénéfice le fit résoudre à aller en Languedoc, où il était à la fin de 1661, comme il paraît par la lettre qu’il écrivit à la Fontaine, et par celle-ci, datée du 17 janvier 1662, dans laquelle il écrivit à M. Vitart : « Je passe mon temps avec mon oncle, saint Thomas et Virgile. Je fais force extraits de théologie, et quelques-uns de poésie. Mon oncle a de bons desseins pour moi ; il m’a fait babiller de noir depuis les pieds jusqu’à la tête : il espère me procurer quelque chose. Ce sera alors que je tâcherai de payer mes dettes. Je n’oublie point les obligations que je vous ai : j’en rougis en vous écrivant : Erubuit puer, salva res est. Mais cette sentence est bien fausse ; mes affaires n’en vont pas mieux. »

Pour être au fait de cette lettre et de celles qu’on trouvera à la suite de ces Mémoires, il faut savoir qu’il avait été appelé en Languedoc par un oncle maternel, nommé le père Sconin, chanoine régulier de Sainte-Geneviève, homme fort estimé dans cette congrégation, dont il avait été général, et qui avait beaucoup d’esprit. Comme il était inquiet et remuant, dès que le temps de son généralat fut expiré, pour s’en défaire on l’envoya à Uzès, où l’on avait joint pour lui le prieuré de Saint-Maximin à un canonicat de la cathédrale : il était, outre cela, officiai et grand vicaire. Ce bon homme était tout disposé à résigner son bénéfice à son neveu ; mais il fallait être régulier ; et le neveu, qui aurait fort aimé le bénéfice, n’aimait point cette condition, à laquelle cependant la nécessité l’aurait fait consentir, si tous les obstacles qui survinrent ne lui eussent fait connaître qu’il n’était pas destiné à l’état ecclésiastique.

Par complaisance pour son oncle, il étudiait la théologie ; et en lisant saint Thomas, il lisait aussi l’Arioste, qu’il cite.souvent, avec tous les autres poètes, dans ses premières lettres adressées à un jeune abbé le Vasseur, qui n’avait pas plus de vocation que lui pour l’état ecclésiastique, dont il quitta l’habit dans la suite. Dans ces lettres, écrites en

  1. 1 Nicolas Vitart, oncle de Jean Racine, mourut en 1641. Ce ne fut donc pas lui qui porta à Chapelain, en 1660, l’ode intitulé la Nymphe de la Seine, mais bien son fils, intendant de la maison de Chevreuse. Ce fils était cousin germain de Jean Racine, qui lui adressa plusieurs lettres que l’on trouve dans sa correspondance. (A. M.)
  2. 2 Ce n’est pas ce sonnet, comme le croit Louis Racine, qui attira à son père les réprimandes de Port-Roval, mais bien un sonnet composé à la louange du cardinal de Mazarin, à l’occasion de la paix des Pyrénées. Voyez la première lettre de Racine à l’abbé le Vasseur : elle ne laisse aucun doute à ce sujet (A. M.)
  3. 3 C’est une erreur. M. Vitart, intendant de la maison de Chevreuse, chez qui Racine fut employé pendant quelques années au sortir du collège, était son cousin, et non son oncle. (A. M)